Théophile Gautier

Le château du Souvenir

La main au front, le pied dans l’âtre,
Je songe et cherche à revenir,
Par delà le passé grisâtre,
Au vieux château du Souvenir.
 
Une gaze de brume estompe
Arbres, maisons, plaines, coteaux,
Et l’oeil au carrefour qui trompe
En vain consulte les poteaux.
 
J’avance parmi les décombres
De tout un monde enseveli,
Dans le mystère des pénombres,
A travers des limbes d’oubli.
 
Mais voici, blanche et diaphane,
La Mémoire, au bord du chemin,
Qui me remet, comme Ariane,
Son peloton de fil en main.
 
Désormais la route est certaine ;
Le soleil voilé reparaît,
Et du château la tour lointaine
Pointe au-dessus de la forêt.
 
Sous l’arcade où le jour s’émousse,
De feuilles, en feuilles tombant,
Le sentier ancien dans la mousse
Trace encor son étroit ruban.
 
Mais la ronce en travers s’enlace ;
La liane tend son filet,
Et la branche que je déplace
Revient et me donne un soufflet.
 
Enfin au bout de la clairière,
Je découvre du vieux manoir
Les tourelles en poivrière
Et les hauts toits en éteignoir.
 
Sur le comble aucune fumée
Rayant le ciel d’un bleu sillon ;
Pas une fenêtre allumée
D’une figure ou d’un rayon.
 
Les chaînes du pont sont brisées ;
Aux fossés la lentille d’eau
De ses taches vert-de-grisées
Étale le glauque rideau.
 
Des tortuosités de lierre
Pénètrent dans chaque refend,
Payant la tour hospitalière
Qui les soutient... en l’étouffant.
 
Le porche à la lune se ronge,
Le temps le sculpte à sa façon,
Et la pluie a passé l’éponge
Sur les couleurs de mon blason.
 
Tout ému, je pousse la porte
Qui cède et geint sur ses pivots ;
Un air froid en sort et m’apporte
Le fade parfum des caveaux.
 
L’ortie aux morsures aiguës,
La bardane aux larges contours,
Sous les ombelles des ciguës,
Prospèrent dans l’angle des cours.
 
Sur les deux chimères de marbre,
Gardiennes du perron verdi,
Se découpe l’ombre d’un arbre
Pendant mon absence grandi.
 
Levant leurs pattes de lionne
Elles se mettent en arrêt.
Leur regard blanc me questionne,
Mais je leur dis le mot secret.
 
Et je passe.– Dressant sa tête,
Le vieux chien retombe assoupi,
Et mon pas sonore inquiète
L’écho dans son coin accroupi. [...]

Émaux et Camées (1852)

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