Sully Prudhomme

Ma fiancée

L’épouse, la compagne à mon cœur destinée,
   Promise à mon jeune tourment,
Je ne la connais pas, mais je sais qu’elle est née ;
   Elle respire en ce moment.
 
Son âge et ses devoirs lui font la vie étroite ;
   Sa chambre est un frais petit coin ;
Elle y prend sa leçon, bien soumise et bien droite,
   Et sa mère n’est jamais loin.
 
Ma mère, parlez-lui du bon Dieu, de la Vierge
   Et des saints tant qu’il lui plaira ;
Oui, rendez-la timide, et qu’elle brûle un cierge
   Quand le tonnerre grondera.
 
Je veux, entendez-vous, qu’elle soit grave et tendre,
   Qu’elle chérisse et qu’elle ait peur ;
Je veux que tout mon sang me serve à la défendre,
   À la caresser de tout mon cœur.
 
Déjà dans l’inconnu je t’épouse et je t’aime,
   Tu m’appartiens dès le passé,
Fiancée invisible et dont j’ignore même
   Le nom sans cesse prononcé.
 
À défaut de mes yeux, mon rêve te regarde,
   Je te soigne et te sers tout bas :
« Que veux-tu ? Le voici. Couvre-toi bien, prends garde
   Au vent du soir, et ne sors pas. »
 
Pour te sentir à moi je fais un peu le maître,
   Et je te gronde avec amour ;
Mais j’essuie aussitôt les pleurs que j’ai fait naître,
   Implorant ma grâce à mon tour.
 
Tu t’assiéras, l’été, bien loin, dans la campagne,
   En robe claire, au bord de l’eau.
Qu’il est bon d’emporter sa nouvelle compagne
   Tout seul dans un pays nouveau !
 
Et dire que ma vie est cependant déserte,
   Que mon bonheur peut aujourd’hui
Passer tout près de moi dans la foule entr’ouverte
   Qui se refermera sur lui,
 
Et que déjà peut-être elle m’est apparue,
   Et j’ai dit :! La jolie enfant ! »
Peut-être suivons-nous toujours la même rue,
   Elle derrière et moi devant.
 
Nous pourrons nous croiser en un point de l’espace,
   Sans nous sourire, bien longtemps,
Puisqu’on n’oserait dire à la vierge qui passe :
   Ô Vous êtes celle que j’attends. »
 
Un jour, mais je sais trop ce que l’épreuve en coûte,
   J’ai cru la voir sur mon chemin,
Et j’ai dit : « C’est bien vous. » Je me trompais sans doute,
   Car elle a retiré sa main.
 
Depuis lors, je me tais ; mon âme solitaire
   Confie au Dieu qui sait unir
Par les souffles du ciel les plantes sur la terre
   Notre union dans l’avenir.
 
À moins que, me privant de la jamais connaître,
   La mort déjà n’ait emporté
Ma femme encore enfant, toi qui naissais pour l’être
   Et ne l’auras jamais été.

Stances et poèmes (1865)

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