Sully Prudhomme

La grande allée

C’est une grande allée à deux rangs de tilleuls.
Les enfants, en plein jour, n’osent y marcher seuls,
   Tant elle est haute, large et sombre.
Il y fait froid l’été presque autant que l’hiver ;
On ne sait quel sommeil en appesantit l’air,
   Ni quel deuil en épaissit l’ombre.
 
Les tilleuls sont anciens ; leurs feuillages pendants
Font muraille au dehors et font voûte au dedans,
   Taillés selon leurs vieilles formes ;
L’écorce en noirs lambeaux quitte leurs troncs fendus ;
Ils ressemblent, les bras l’un vers l’autre tendus,
   À des candélabres énormes ;
 
Mais en haut, feuille à feuille, ils composent leur nuit :
Par les jours de soleil pas un caillou ne luit
   Dans le sable dur de l’allée,
Et par les jours de pluie à peine l’on entend
Le dôme vert bruire, et, d’instant en instant,
   Tomber une goutte isolée.
 
Tout au fond, dans un temple en treillis dont le bois,
Par la mousse pourri, plie et rompt sous le poids
   De la vigne vierge et du lierre,
Un amour malin rit, et de son doigt cassé
Désigne encore au loin les cœurs du temps passé
   Qu’ont meurtris ses flèches de pierre.
 
À toute heure on sent là les mystères du soir :
Autour de la statue impassible on croit voir
   Deux à deux voltiger des flammes.
L’esprit du souvenir pleure en paix dans ces lieux ;
C’est là que, malgré l’âge et les derniers adieux,
   Se donnent rendez-vous les âmes,
 
Les âmes de tous ceux qui se sont aimés là,
De tous ceux qu’en avril le dieu jeune appela
   Sous les roses de sa tonnelle ;
Et sans cesse vers lui montent ces pauvres morts ;
Ils viennent, n’ayant plus de lèvres comme alors,
   S’unir sur sa bouche éternelle.

Les solitudes (1869)

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