Sully Prudhomme

L’une d’elles

Les grands appartements qu’elle habite l’hiver
Sont tièdes. Aux plafonds, légers comme l’éther,
           Planent d’amoureuses peintures.
 
Nul bruit ; partout les voix, les pas sont assoupis
Par la laine opulente et molle des tapis
           Et l’ample velours des tentures.
 
Aux fenêtres, dehors, la grêle a beau sévir,
Sous ses balles de glace à peine on sent frémir
           L’épais vitrail qui les renvoie ;
 
Et la neige et le givre aux glaciales fleurs
Restent voilés aux yeux sous les chaudes couleurs
           De longs rideaux brochés de soie.
 
Là, dans de vieux tableaux, le ciel vénitien
Prête au soleil de France un effluve du sien ;
           Et sur la haute cheminée,
 
Dans des vases ravis en Grèce à des autels,
Des lis renouvelés qu’on dirait immortels
           Ne font qu’un printemps de l’année.
 
Sa chambre est toute bleue et suave ; on y sent
Le vestige embaumé de quelque œillet absent
           Dont l’air a gardé la mémoire ;
 
Ses genoux, pour prier, posent sur du satin,
Et ses aïeux tenaient d’un maître florentin
           Son crucifix de vieil ivoire.
 
Elle peut, lasse enfin des salons somptueux,
Goûter de son boudoir le jour voluptueux
           Où sommeille un vague mystère ;
 
Et là ses yeux levés rencontrent un Watteau
Où de sveltes amants, un pied sur le bateau,
           Vont appareiller pour Cythère.
 
L’hiver passe, elle émigre en sa villa d’été.
Elle y trouve le ciel, l’immense aménité
           Des monts, des vallons et des plaines ;
 
Depuis les dahlias qui bordent la maison
Jusques au dernier flot des blés à l’horizon,
           Elle ne voit que ses domaines.
 
Puis c’est la promenade en barque sur les lacs,
La sieste à l’ombre au fond des paresseux hamacs,
           La course aux prés en jupes blanches,
 
Et le roulement doux des calèches au bois,
Et le galop, voilette au front, badine aux doigts,
           Sous le mobile arceau des branches ;
 
Et, par les midis lourds, les délices du bain :
Deux jets purs inondant la vasque dont sa main
           Tourne à son gré les cols de cygnes,
 
Et le charme du frais, suave abattement
Où, rêveuse, elle voit sous l’eau, presque en dormant,
           De son beau corps trembler les lignes.
 
Ainsi coulent ses jours, pareils aux jours heureux ;
Mais un secret fardeau s’appesantit sur eux,
           Ils ne sont pas dignes d’envie.
 
On lit dans son regard fiévreux ou somnolent,
Dans son rare sourire et dans son geste lent
           Le dégoût amer de la vie.
 
Oh ! Quelle âme entendra sa pauvre âme crier ?
Quel sauveur magnanime et beau, quel chevalier
           Doit survenir à l’improviste,
 
Et l’enlever en croupe, et l’emporter là-bas,
Sous un chaume enfoui dans l’herbe et les lilas,
           Loin, bien loin de ce luxe triste ?
 
Personne. Elle dédaigne un criminel espoir,
Et se plaît à languir, en proie à son devoir.
           Morte sous ses parures neuves,
 
Elle n’a pas d’amour, l’honneur le lui défend ;
Misérablement riche, elle n’a pas d’enfant ;
           Elle est plus seule que les veuves.

Les solitudes (1869)

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