Sully Prudhomme

L’obstacle

Les lèvres qui veulent s’unir,
À force d’art et de constance,
Malgré le temps et la distance,
Y peuvent toujours parvenir.
 
On se fraye toujours des routes ;
Flots, monts, déserts n’arrêtent point,
De proche en proche on se rejoint,
Et les heures arrivent toutes.
 
Mais ce qui fait durer l’exil
Mieux que l’eau, le roc ou le sable,
C’est un obstacle infranchissable,
Qui n’a pas l’épaisseur d’un fil.
 
C’est l’honneur ; aucun stratagème,
Nul âpre effort n’en est vainqueur,
Car tout ce qu’il oppose au cœur,
Il le puise dans le cœur même.
 
Vous savez s’il est rigoureux,
Pauvres couples à l’âme haute
Qu’une noble horreur de la faute
Empêche seule d’être heureux.
 
Penchés sur le bord de l’abîme,
Vous respectez au fond de vous,
Comme de cruels garde-fous,
Les arrêts de ce juge intime ;
 
Purs amants sur terre égarés,
Quel martyre étrange est le vôtre !
Plus vos cœurs sont près l’un de l’autre,
Plus ils se sentent séparés.
 
Oh ! Que de fois fermente et gronde,
Sous un air de froid nonchaloir,
Votre souriant désespoir
Dans la mascarade du monde !
 
Que de cris toujours contenus !
Que de sanglots sans délivrance !
Sous l’apparente indifférence,
Que d’héroïsmes méconnus !
 
Aux ivresses, même impunies,
Vous préférez un deuil plus beau,
Et vos lèvres, même au tombeau,
Attendent le droit d’être unies.

Les vaines tendresses (1875)

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