Sully Prudhomme

Défaillance et scrupule

                     I.
 
Mon besoin de songe et de fable,
La soif malheureuse que j’ai
De quelque autre vie ineffable,
Me laisse tout découragé.
 
Quand d’un beau vouloir je m’avise,
Je me répète en vain : « Je veux. »
—« À quoi bon ? » répond la devise
Qui rend stériles tous les voeux.
 
À quoi bon nos miettes d’automne ?
Si la plèbe veut s’assouvir ;
Ou nos rêves d’état sans trône ?
S’il plaît au peuple de servir.
 
À quoi bon rapprendre la guerre ?
S’il faut toujours qu’elle ait pour but
Le gain menteur, cher au vulgaire,
D’une auréole et d’un tribut.
 
À quoi bon la lente science ?
Si l’homme ne peut entrevoir,
Après tant d’âpre patience,
Que les bornes de son savoir.
 
À quoi bon l’amour ? Si l’on aime
Pour propager un cœur souffrant,
Le cœur humain, toujours le même
Sous le costume différent.
 
À quoi bon, si la terre est ronde,
Notre infinie avidité ?
On est si vite au bout d’un monde,
Quand il n’est pas illimité !
 
Or ma soif est celle de l’homme ;
Je n’ai pas de désir moyen,
Il me faut l’élite et la somme,
Il me faut le souverain bien !
 
                     II.
 
Ainsi mon orgueil dissimule
Les défaillances de ma foi,
Mais je sens bientôt un scrupule
Qui s’élève et murmure en moi :
 
Mon fier désespoir n’est peut-être
Qu’une excuse à ne point agir,
Et, comme au fond je me sens traître,
Un prétexte à n’en point rougir,
 
Un dédain paresseux qui ruse
Avec la rigueur du devoir,
Et de l’idéal même abuse
Pour me dispenser de vouloir.
 
Parce que la terre est bornée,
N’y faut-il voir qu’une prison,
Et faillir à la destinée
Qu’embrasse et clôt son horizon ?
 
Parce que l’amour perpétue
La vie et ses âpres combats,
Vaudra-t-il mieux qu’Adam se tue
Et qu’Athènes n’existe pas ?
 
Parce que la science est brève
Et le mystère illimité,
Faut-il lui préférer le rêve
Ou la complète cécité ?
 
Parce que la guerre nous lasse,
Faut-il, par mépris des plus forts,
Tendant la gorge au coup de grâce,
Leur fumer nos champs de nos corps ?
 
Parce que la force nombreuse
Appelle droit son bon plaisir,
Songe creux le savoir qui creuse,
Et l’art qui plane : vain loisir,
 
Faut-il laisser cette sauvage
Brûler les œuvres des neuf soeurs
Pour venger l’antique esclavage
Nourricier des premiers penseurs ?
 
Ah ! Faut-il que de la justice
Et de l’amour, désespérant,
Le cœur déçu se rapetisse
Dans un exil indifférent ?
 
Non, toute la phalange auguste
Des créateurs doit pour ses dieux,
Qui sont le vrai, le beau, le juste,
Combattre en dessillant les yeux,
 
Et du temple où chaque âge apporte
Le fruit sacré de ses efforts,
Ouvrir à deux battants la porte,
En défendre à mort les trésors !

Les vaines tendresses (1875)

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