Sully Prudhomme

Conseil

Jeune fille, crois-moi, s’il en est temps encore,
Choisis un fiancé joyeux, à l’œil vivant,
Au pas ferme, à la voix sonore,
             Qui n’aille pas rêvant.
 
Sois généreuse, épargne aux cœurs de se méprendre.
Au tien même, imprudente, épargne des regrets,
N’en captive pas un trop tendre,
             Tu t’en repentirais.
 
La nature t’a faite indocile et rieuse,
Crains une âme où la tienne apprendrait le souci,
La tendresse est trop sérieuse,
             Trop exigeante aussi.
 
Un compagnon rêveur attristerait ta vie,
Tu sentirais toujours son ombre à ton côté
Maudire la rumeur d’envie
             Où marche ta beauté.
 
Si, mauvais oiseleur, de ses caresses frêles
Il abaissait sur toi le délicat réseau,
Comme d’un seul petit coup d’ailes
             S’affranchirait l’oiseau !
 
Et tu ne peux savoir tout le bonheur que broie
D’un caprice enfantin le vol brusque et distrait,
Quand il arrache au cœur la proie
             Que la lèvre effleurait ;
 
Quand l’extase, pareille à ces bulles ténues
Qu’un souffle patient et peureux allégea,
S’évanouit si près des nues
             Qui s’y miraient déjà.
 
Sois généreuse, épargne à des songeurs crédules
Ta grâce, et de tes yeux les appels décevants :
Ils chercheraient des crépuscules
             Dans ces soleils levants ;
 
Il leur faut une amie à s’attendrir facile,
Souple à leurs vains soupirs comme aux vents le roseau,
Dont le cœur leur soit un asile
             Et les bras un berceau,
 
Douce, infiniment douce, indulgente aux chimères,
Inépuisable en soins calmants ou réchauffants,
Soins muets comme en ont les mères,
             Car ce sont des enfants.
 
Il leur faut pour témoin dans les heures d’étude,
Une âme qu’autour d’eux ils sentent se poser,
Il leur faut une solitude
             Où voltige un baiser
 
Jeune fille, crois-m’en, cherche qui te ressemble,
Ils sont graves ceux-là, ne choisis aucun d’eux ;
Vous seriez malheureux ensemble
             Bien qu’innocents tous deux.

Les vaines tendresses (1875)

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