Sully Prudhomme

Au jour le jour

xÀ Emmanuel Des Essarts.
 
 
Quand d’une perte irréparable
On garde au coeur le souvenir,
On est parfois si misérable
Qu’on délibère d’en finir.
 
La vie extérieure oppresse :
Son mobile et bruyant souci
Fatigue... et dans cette détresse
On murmure : « Que fais-je ici ?
 
« Libre de fuir tout ce tumulte
Où ma douleur n’a point de part,
Où le train du monde l’insulte,
Pourquoi retarder mon départ ?
 
« Pourquoi cette illogique attente ?
Les moyens sont prompts et divers,
Pour l’homme que le néant tente,
D’écarter du pied l’univers ! »
 
Mais l’habitude, lâche et forte,
Demande grâce au désespoir ;
On se condamne et l’on supporte
Un jour de plus sans le vouloir.
 
Ah ! C’est qu’il faut si peu de chose
Pour faire accepter chaque jour !
L’aube avec un bouton de rose
Nous intéresse à son retour.
 
La rose éclora tout à l’heure,
Et l’on attend qu’elle ait souri ;
Eclose, on attend qu’elle meure ;
Elle est morte, une autre a fleuri ;
 
On partait, mais une hirondelle
Descend et glisse au ras du sol,
Et l’oeil ne s’est séparé d’elle
Qu’au ciel où s’est perdu son vol ;
 
On partait, mais tout près s’éveille,
Sous un battement d’éventail,
Un frais zéphire qui conseille
Avec l’espoir un dernier bail ;
 
On partait, mais le bruit tout proche
D’un marteau fidèle au labeur,
Sonnant comme un mâle reproche,
Fait rougir d’être un déserteur ;
 
Tout nous convie à ne pas clore
Notre destinée aujourd’hui ;
Le malheur même est doux encore,
Doux à soulager dans autrui :
 
Une larme veut qu’on demeure
Au moins le temps de l’essuyer ;
Tout ce qui rit, tout ce qui pleure,
Fait retourner le sablier.
 
Ainsi l’agonie a des trêves :
On ressaisit, au moindre appel,
Le fil ténu des heures brèves
Au seuil du mystère éternel.
 
On accorde à cette agonie
Que la main n’abrège jamais,
Une lenteur indéfinie
Où les adieux sont des délais ;
 
Et sans se résigner à vivre
Ni s’en aller avant son tour,
On laisse les moments se suivre,
Et le coeur battre au jour le jour.

Les vaines tendresses (1875)

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