Ce souvenir me hante, que le vent tourne
D’un coup, là-bas, sur la maison fermée.
C’est un grand bruit de toile par le monde,
On dirait que l’étoffe de la couleur
Vient de se déchirer jusqu’au fond des choses.
Le souvenir s’éloigne mais il revient,
C’est un homme et une femme masqués, on dirait qu’ils tentent
De mettre à flot une barque trop grande.
Le vent rabat la voile sur leurs gestes,
Le feu prend dans la voile, l’eau est noire,
Que faire de tes dons, ô souvenir,
Sinon recommencer le plus vieux rêve,
Croire que je m’éveille ?
La nuit est calme,
Sa lumière ruisselle sur les eaux,
La voile des étoiles frémit à peine
Dans la brise qui passe par les mondes.
La barque de chaque chose, de chaque vie
Dort, dans la masse de l’ombre de la terre,
Et la maison respire, presque sans bruit,
L’oiseau dont nous ne savions pas le nom dans la vallée
À peine a-t-il lancé, on dirait moqueuses
Mais non sans compassion, ce qui fait peur,
Ses deux notes presque indistinctes trop près de nous.
Je me lève, j’écoute ce silence,
Je vais à la fenêtre, une fois encore,
Qui domine la terre que j’ai aimée.
joies, comme un rameur au loin, qui bouge peu
Sur la nappe brillante ; et plus loin encore
Brûlent sans bruit terrestre les flambeaux
Des montagnes, des fleuves, des vallées.
Joies, et nous ne savions si c’était en nous
Comme vaine rumeur et lueur de rêve
Cette suite de salles et de tables
Chargées de fruits, de pierres et de fleurs,
Ou ce qu’un dieu voulait, pour une fête
Qu’il donnerait, puisque nous consentions,
Tout un été dans sa maison d’enfance.
Joies, et le temps qui vint au travers, comme un fleuve
En crue, de nuit, débouche dans le rêve
Et en blesse la rive, et en disperse
Les images les plus sereines dans la boue.
Je ne veux pas savoir la question qui monte
De cette terre en paix, je me détourne,
Je traverse les chambres de l’étage
Où dort toute une part de ce que je fus,
Je descends dans la nuit des arches d’en bas
Vers le feu qui végète dans l’église,
Je me penche sur lui, qui bouge d’un coup
Comme un dormeur que l’on touche à l’épaule
Et se redresse un peu, levant vers moi
L’épiphanie de sa face de braise.
Non, plutôt rendors-toi, feu éternel,
Tire sur toi la cape de tes cendres,
Réacquiesce à ton rêve, puisque tu bois
Toi aussi à la coupe de l’or rapide.
L’heure n’est pas venue de porter la flamme
Dans le miroir qui nous parle dans l’ombre,
J’ai à demeurer seul.
J’ouvre la porte
Qui donne sur les amandiers dont rien ne bouge,
Si paisible est la nuit qui les vêt de lune.
Et j’avance, dans l’herbe froide. terre, terre,
Présence si consentante, si donnée,
Est-il vrai que déjà nous ayons vécu
L’heure où l’on voit s’éteindre, de branche en branche,
Les guirlandes du soir de fête ?
Et on ne sait,
Seuls à nouveau dans la nuit qui s’achève,
Si même on veut que reparaisse l’aube
Tant le cœur reste pris à ces voix qui chantent
Là-bas, encore, et se font indistinctes
En s’éloignant sur les chemins de sable.
Je vais
Le long de la maison vers le ravin, je vois
Vaguement miroiter les choses du simple
Comme un chemin qui s’ouvre, sous l’étoile
Qui prépare le jour.
Terre, est-il vrai
Que tant de sève dans l’amandier au mois des fleurs,
Tant de feux dans le ciel, tant de rayons
Dès l’aube dans les vitres, dans le miroir,
Tant d’ignorances dans nos vies mais tant d’espoirs,
Tant de désir de toi, terre parfaite,
N’étaient pas faits pour mûrir comme un fruit
En son instant d’extase se détache
De la branche, de la matière, saveur pure ?
Je vais,
Et il me semble que quelqu’un marche près de moi,
Ombre, qui sourirait bien que silencieuse
Comme une jeune fille, pieds nus dans l’herbe,
Accompagne un instant celui qui part.
Et celui-ci s’arrête, il la regarde,
Il prendrait volontiers dans ses mains ce visage
Qui est la terre même.
Adieu, dit-il,
Présence qui ne fut que pressentie
Bien que mystérieusement tant d’années si proche,
Adieu, image impénétrable qui nous leurra
D’être la vérité enfin presque dite,
Certitude, là où tout n’a été que doute, et bien que chimère
Parole si ardente que réelle.
Adieu, nous ne te verrons plus venir près de nous
Avec l’offrande du ciel et des feuilles sèches,
Nous ne te verrons pas rapprocher de l’âtre
Tout ton profil de servante divine.
Adieu, nous n’étions pas de même destin,
Tu as à prendre ce chemin et nous cet autre,
Et entre s’épaissit cette vallée
Que l’inconnu surplombe
Avec un cri rapide d’oiseau qui chasse.
Adieu, tu es déjà touchée par d’autres lèvres,
L’eau du fleuve n’appartient pas à son rivage
Sauf par le grand bruit clair.
J’envie le dieu du soir qui se penchera
Sur le vieillissement de ta lumière.
Terre, ce qu’on appelle la poésie
T’aura tant désirée en ce siècle, sans prendre
Jamais sur toi le bien du geste d’amour !
Il l’a touchée de ses mains, de ses lèvres,
Il la retient, qui sourit, par la nuque,
Il la regarde, en ces yeux qui s’effacent
Dans la phosphorescence de ce qui est.
Et maintenant, enfin, il se détourne.
Je le vois qui s’éloigne dans la nuit.
Adieu ? Non, ce n’est pas le mot que je sais dire.
Et mes rêves, serrés
L’un contre l’autre et l’autre encore, ainsi
La sortie des brebis dans le premier givre,
Reprennent piétinant leurs plus vieux chemins.
Je m’éveille nuit après nuit dans la maison vide,
Il me semble qu’un pas m’y précède encore.
Je sors
Et m’étonne que l’ampoule soit allumée
Dans ce lieu déserté de tous, devant l’étable.
Je cours derrière la maison, parce que l’appel
Du berger d’autrefois retentit encore.
J’entends l’aboi qui précédait le jour,
Je vois l’étoile boire parmi les bêtes
Qui ne sont plus, à l’aube.
Et résonne encore la flûte
Dans la fumée des choses transparentes.