Pierre Reverdy

Autres jockeys, alcooliques

Tout aurait-il existé déjà ?

Au pied de l’arbre, ce n’était qu’un ivrogne qui remuait au gré du vent. Son portrait est dans toutes les glaces, son esprit au fond de tous les verres. Est-ce une chose qui reste ? Il a été ivrogne et soulevé par la curiosité de visages anonymes et sans traits. De dos il ressemblait tellement à celui qui portait autrefois le même costume ! Ses idées et ses dents étaient fausses mais c’était lui qui soutenait l’arbre qui tremblait. Il criait—" je ne suis pas mort le monde est devant moi ". Et il s’en allait en promenade avec Monsieur Ledante. Son odeur obscurcissait le boulevard et faisait fléchir les roseaux qui avaient, déjà, envahi les terrasses.

Midi

Le caractère de l’homme se modifie. Il peut sourire. Il tendrait la main. Et il faut alors regagner les endroits où se tient le plus de monde—car là-haut personne ne donne. On entre en faisant du bruit.

Il griffonnait des rayons dans l’espace plus droits que ceux de la lune. Rayon de la lune, il se dressait, regardait tout le monde de haut et de travers avant de tomber sur un grabat, lit ou caisse sans ressorts, et ronflait en ajoutant à la nuit des mots qui s’exhalaient en vapeur d’alcool.

Chaque pas que nous faisons est plus qu’un voyage Nous n’avons pas besoin de nous presser

Ceux qui sont une source de mépris Ceux qui portent en eux la goutte d’éternité nécessaire à la vie

Ceux qui n’ont jamais connu leur mesure

En passant sur la route qui n’est recouverte que par le ciel baissent la tête

Des étoiles sont restées prises dans leurs cheveux

Une brûlure dans la tête

Et tout ce qui passe tourne en cavalcade où le métal résonne et s’enflamme

Rien qu’eux

La situation d’un homme devant un mur infini Sans aucune affiche La ligne des pieds et des yeux confondue

Il n’y a pas de limite Mais c’est là exactement que tout va se passer Quand on s’arrête sans le vouloir à la première gare La porte s’ouvre sur le vide C’est chaque fois un nouveau mystère Le rideau et la conscience tremblent

Qu’y a-t-il derrière La crainte nous laisse immobiles Nous n’en aurons plus

Sans discontinuer les arbres passent mêlés au bruit

Tous les oiseaux sont tombés avant qu’on ait entendu le moindre coup de feu Le même sortait de l’ombre Le boulevard comme une voie lactée Des réverbères à demi éteints

Des yeux réduits par la fatigue Tout s’était mis à clignoter

Sans qu’on puisse s’expliquer comment Seulement sa voix et sa démarche et la bascule des sens atteinte dans la nuit il avait senti tourner la terre sans avoir peur de la quitter

Les gouttières hérissées fuyaient les palissades derrière lesquelles se tramaient des complots

Un danseur maquillé sortait tout à coup et allumait

la rampe

Lui-mime

Les deux promeneurs commençaient à y voir plus clair

Et malgré la pluie qui tombait ils s’arrêtèrent La maison d’en face regardait de toutes ses fenêtres Le soleil les avait fondues en s’en allant et maintenant derrière la terre il souriait Tout allait éclater Les ombrelles et les platanes le long du trottoir s’arrondissaient

On balayait des nuages sous le lit On buvait dans la cave sans bruit Les ivrognes regardaient encore la lanterne Mais le bourdonnement de leurs oreilles avait tout compromis

Au coin de la rue près du chantier qui devait à jamais faire le coin un écriteau se balançait comme s’il avait dû tomber

Il fallait en passant lever la tête

Leçons de fiançais et d’arabe par M. X. Danseur russe Pour passer un moment ils entrèrent

Plus tard le premier se perfectionna dans la caricature traitée à l’huile

Le second dans la littérature traitée à la manière des grands écrivains Scandinaves

Les broderies de la robe à carreaux s’harmonisent avec les frises du salon

Si les trépidations s’atténuaient on pourrait se croire ailleurs mais les pneus ont sauté d’un seul coup en se déroulant et il ne reste plus que les rails attendant patiemment que le train passe

De petites rivières jaillissent Un homme en carton ne quitte pas la portière depuis le départ et ses yeux fixes son visage calme et sinistre effraient le garde-barrière qui arrête la route d’un seul coup de son drapeau

Quel étonnement de se retrouver un jour au point d’où l’on est parti

Ils s’entrechoquent encore sur le boulevard avec les mêmes effets vieillis

Ils sortent et entrent en même temps du même café Dans la porte qui tourne ce sont des écureuils

C’est le tintamarre de l’Univers qui les attire

La popularité restreinte Le brocanteur de la gloire De chaque côté le cornac des destinées de la dernière époque sous les galeries désertes de l’Odéon

Je t’ai donné un nom qui n’est pas le tien

Je t’appelle autrement et tu ne réponds pas tu ne comprends pas Pourquoi marches-tu Ce sont les jambes d’un autre qui te portent Je ne vois que l’ombre sur l’écran de la fenêtre Le contrevent s’est retourné pour baiser la nuit C’est une bouche plus dure qui sourit

Mais il n’y a pas que moi qui regarde le livre et celui qui le lit

Il remue

Puis tout disparaît

L’un des deux a absorbé l’autre

Dans le calme

Sans se douter du drame qui se passe dehors et si loin là-bas en regardant par la portière sans rien voir

Ni les yeux ni la lumière n’ont changé

Pourtant quelque chose change

A présent

La rampe qui descend ne mène plus au lavoir où les femmes se disputaient dès le réveil Là il n’y a plus rien et des bateaux passent sous l’arche du pont en repliant leurs ailes

On ne parle plus

Tout est encombré par le silence que notre situation malheureuse ne supporte pas

Ne regarde pas nous sommes au bout de la ligne et il faut descendre Il fait froid

Le feu se refroidit dans les glaces où il reste pris Mais sur tes joues quelle lumière Voici le moment de chanter

Sans t’occuper des larmes qui coulent dans ton ventre pour te désaltérer

Je regarde passer le monde et je m’ennuie

Il n’y a plus personne La ville s’est vidée d’un coup derrière les portes Il n’y a plus que mon sommeil

Et les deux ivrognes titubants que l’on emporte

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