Paul Valéry

Air De Sémiramis

à Camille Mauclair.

Dès l’aube, chers rayons, mon front songe à vous ceindre !
À peine il se redresse, il voit d’un oeil qui dort
Sur le marbre absolu, le temps pâle se peindre,
L’heure sur moi descendre et croître jusqu’à l’or...
 
                       *
 
... « Existe !... Sois enfin toi-même ! dit l’Aurore,
Ô grande âme, il est temps que tu formes un corps !
Hâte-toi de choisir un jour digne d’éclore,
Parmi tant d’autres feux, les immortels trésors !
 
Déjà, contre la nuit lutte l’âpre trompette !
Une lèvre vivante attaque l’air glacé ;
L’or pur, de tout en tour, éclate et se répète,
Rappelant tout l’espace aux splendeurs du passé !
 
Remonte aux vrais regards ! Tire-toi de tes ombres,
Et comme du nageur, dans le plein de la mer,
Le talon tout-puissant l’expulse des eaux sombres,
Toi, frappe au fond de l’être ! Interpelle ta chair,
 
Traverse sans retard ses invisibles trames,
Épuise l’infini de l’effort impuissant,
Et débarasse-toi d’un désordre de drames
Qu’engendrent sur ton lit les monstres de ton sang !
 
J’accours de l’Orient suffire à ton caprice !
Et je te viens offrir mes plus purs aliments ;
Que d’espcae et de vent ta flamme se nourrisse !
Viens te joindee à l’éclat de mes pressentiments ! »
 
                       *
 
—Je réponds !... Je surgis de ma profonde absence !
Mon coeur m’arrache aux morts que frôlait mon sommeil,
Et vers mon but, grand aigle éclatant de puissance,
Il m’emporte !... Je vole au-devant du soleil !
 
Je ne prends qu’une rose et fuis... La belle flèche
Au flanc !... Ma tête enfante une foule de pas...
Ils courent vers ma tour favorite, où ma fraîche
Altitude m’appelle, et je lui tends les bras !
 
Monte, ô Sémiramis, maîtresse d’une spire
Qui d’un coeur sans amour s’élance au seul honneur !
Ton oeil impérial a soif du grand empire
À qui ton spectre dur fait sentir le bonheur...
 
Ose l’abîme ! Passe un dernier pont de roses !
Je t’approche, péril ! Orgueil plus irrité !
Ces fourmis sont à moi ! Ces villes sont mes choses,
Ces chemins sont les traits de mon autorité !
 
C’est une vaste peau de fauve que mon royaume !
J’ai tué le lion qui portait cette peau ;
Mais encor le fumet du féroce fantôme
Flotte chargé de mort, et garde mon troupeau !
 
Enfin, j’offre au soleil le secret de mes charmes !
Jamais il n’a doré de seuil si gracieux !
De ma fragilité je goûte les alarmes
Entre le double appel de la terre et des cieux.
 
Repas de ma puissance, intelligible orgie,
Quel parvis vaporeux de toits et de forêts
Place aux pieds de la pure et divine vigie,
Ce calme éloignement d’événements secrets !
 
L’âme enfin sur ce faîte a trouvé ses demeures !
Ô de quelle grandeur, elle tient sa grandeur
Quand mon coeur soulevé d’ailes intérieurs
Ouvre au ciel en moi-même une autre profondeur !
 
Anxieuse d’azur, de gloire consumée,
Poitrine, gouffre d’ombre aux narines de chair,
Aspire cet encens d’âmes et de fumée
Qui monte d’une ville analogue à la mer !
 
Soleil, soleil, regarde en toi rire mes ruches !
L’intense et sans repos Babylone bruit,
Toute rumeurs de chars, clairons, chaînes de cruches
Et plaintes de la pierre au mortel qui construit.
 
Qu’ils flattent mon désir de temples implacables,
Les sons aigus de scie et les cris des ciseaux,
Et ces gémissements de marbres et de câbles
Qui peuplent l’air vivant de structure et d’oiseaux !
 
Je vois mon temple neuf naître parmi les mondes,
Et mon voeu prendre place au séjour des destins ;
Il semble de soi-même au ciel monter par ondes
Sous le bouillonnement des actes indistincts.
 
Peuple stupide, à qui ma puissance m’enchaîne,
Hélas ! mon orgueil même a besoin de tes bras !
Et que ferait mon coeur s’il n’aimait cette haine
Dont l’innombrable tête est si douce à mes pas ?
 
Plate, elle me murmure une musique telle
Que le calme de l’onde en fait de sa fureur,
Quand elle se rapaise aux pieds d’une mortelle
Mais qu’elle se réserve un retour de terreur.
 
En vain j’entends monter contre ma face auguste
Ce murmure de crainte et de férocité :
À l’image des dieux la grande âme est injuste
Tant elle s’appareille à la nécessité !
 
Des douceurs de l’amour quoique parfois touchée,
Pourtant nulle tendresse et nuls renoncements
Ne me laissent captive et victime couchée
Dans les puissants liens du sommeil des amants !
 
Baisers, baves d’amour, basses béatitudes,
Ô mouvements marins des amants confondus,
Mon coeur m’a conseillé de telles solitudes,
Et j’ai placé si haut mes jardins suspendus
 
Que mes suprêmes fleurs n’attendent que la foudre
Et qu’en dépit des pleurs des amants les plus beaux,
À mes roses, la main qui touche tombe en poudre :
Mes plus doux souvenirs bâtissent des tombeaux !
 
Qu’ils sont doux à mon coeur les temples qu’il enfante
Quand tiré lentement du songe de mes seins,
Je vois un monument de masse triomphante
Joindre dans mes regards l’ombre de mes desseins !
 
Battez, cymbales d’or, mamelles cadencées,
Et roses palpitant sur ma pure paroi !
Que je m’évanouisse en mes vastes pensées,
Sage Sémiramis, enchanteresse et roi !
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