Paul Claudel

Tant que vous voudrez, mon général

DIX fois qu’on attaque là-dedans, « avec résultat purement local. »
Il faut y aller une fois de plus ? Tant que vous voudrez, mon Général !
 
Une cigarette d’abord. Un coup de vin, qu’il est bon ! Allons, mon vieux, à la tienne !
Y en a trop sur leurs jambes encore dans le trois cent soixante-dix-septième.
 
À la tienne, vieux frère ! Qu’est-ce que tu étais dans le civil, en ce temps drôle où ç’ qu’on était vivants ?
Coiffeur ? Moi, mon père est banquier et je crois bien qu’il s’appelait Legrand.
 
Boucher, marchand de fromages, curé, cultivateur, avocat, colporteur, coupeur de cuir,
Y a de tout dans la tranchée et ceux d’en face, ils vont voir ce qu’il en va sortir !
 
Tous frères comme des enfants tout nus, tous pareils comme des pommes.
C’est dans le civil qu’on était différents, dans le rang il n’y a plus que des hommes !
 
Plus de père ni de mère, plus d’âge, plus que le grade et que le numéro,
Plus rien que le camarade qui sait ce qu’il a à faire avec moi, pas trop tard et pas trop tôt.
 
Plus rien derrière moi que le deuxième échelon, avec moi que le travail à faire,
Plus rien devant moi que ma livraison à opérer dans l’assourdissement et le tonnerre !
 
Livraison de mon corps et de mon sang, livraison de mon âme à Dieu,
Livraison aux messieurs d’en face de cette chose dans ma main qui est pour eux !
 
(Tant qu’il y aura quelqu’un dans ma peau, tant qu’il y aura un cran à faire à sa ceinture,
Tant qu’il y aura le type en face qui me regarde dans la figure ! )
 
Si la bombe fait de l’ouvrage, qu’est-ce que c’est qu’une âme humaine qui va sauter !
La baïonnette ? cette espèce de langue de fer qui me tire est plus droite et plus altérée !
 
Y a de tout dans la tranchée, attention au chef quand il va lever son fusil !
Et ce qui va sortir, c’est la France, terrible comme le Saint-Esprit !
 
Tant qu’il y aura ceux d’en face pour tenir ce qui est à nous sous la semelle de leurs bottes,
Tant qu’il y aura cette injustice, tant qu’il y aura cette force contre la justice qui est la plus forte,
 
Tant qu’il y aura quelqu’un qui n’accepte pas, tant qu’il y aura cette face vers la justice qui appelle,
Tant qu’il y aura un Français avec un éclat de rire pour croire dans les choses éternelles,
 
Tant qu’il y aura son avenir à plaquer sur la table, tant qu’il y aura sa vie à donner,
Sa vie et celle de tous les siens à donner, ma femme et mes petits enfants avec moi pour les donner,
 
Tant que pour arrêter un homme vivant il n’y aura que le feu et que le fer,
Tant qu’il y aura de la viande vivante de Français pour marcher à travers vos sacrés fils de fer,
 
Tant qu’il y aura un enfant de femme pour marcher à travers votre science et votre chimie,
Tant que l’honneur de la France avec nous luit plus clair que le soleil en plein midi,
 
Tant qu’il y aura ce grand pays derrière nous qui écoute et qui prie et qui fait silence,
Tant que notre vocation éternelle sera de vous marcher sur la panse,
 
Tant que vous voudrez, jusqu’à la gauche ! tant qu’il y en aura un seul ! Tant qu’il y en aura un de vivant, les vivants et les morts tous à la fois !
Tant que vous voudrez, mon général ! Ô France, tant que tu voudras !

"Trois poëmes de guerre"

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