Ne me dis pas que j’ai du pain à manger, moi aussi,—c’est le pain de l’autre qui est bon.
Il est à moi puisque j’en ai envie, et c’est monstrueux de voir cet individu à pleines dents qui entre dans ma tartine.
Remarquez qu’on lui a mis de la saucisse dessus, et moi je n’ai que du jambon.
S’il continue à bouffer de ce train, qu’est-ce qui me restera pour que je déjeune et je dîne ?
Sans parler de ce que je tiens dans la main qui me confère une espèce de supériorité divine :
Il est juste que je le tue, puisque j’ai un gros bâton.
La Providence d’ailleurs a fait un trou dans son mur, et ce serait un péché pour moi que de ne pas profiter de l’interstice.
Bienheureux, c’est-il écrit dans la bible, oui ou non ?
Ceux-là qui ont faim et soif de justice.
Mon dieu, ayez pitié des Allemands, car ils ne savent pas ce qu’ils font !
Alors, bien entendu, je suis entré dedans à coup de trique, et c’est uniquement la faute de l’Angleterre.
L’autre a eu la canaillerie de résister et forcément ç’a été malpropre que d’en venir à bout.
L’embêtant est ce sang qui me reste sur la figure et là-bas tout ce cadavre que j’ai laissé par terre.
(Ne dites pas que c’est ma faute, c’est uniquement la faute de l’Angleterre !)
Tout ce sang à grand coup de couteau sous mes semelles, ce sang à chaque pas sous mes pieds qui rejaillit et qui bout !
Je dis des femmes et des enfants massacrés, et ces cinq doigts pour l’éternité que je ne puis effacer sur ma joue !
Tant pis ! on a pas le droit d’être le plus faible avec moi, et quand je tape, tant pis pour vous !
C’est malheureux de m’avoir réduit à ce travail, qui ai le cœur si bon !
J’élève contre Chamberlain une parole de protestation.
Mon innocence au grand soleil de Septembre est éclatante contre le sang d’Abel.
J’élève contre l’Angleterre une accusation solennelle.
(ça fait drôle d’avoir perdu l’honneur, et il y a, mêlé de cervelle et de cheveux, cette espèce de sang qui s’attache à mes talons.)
Mon Dieu, ayez pitié des Allemands, car ils ne savent pas ce qu’ils font !
Et voilà tout le monde à présent qui se met contre moi, comme si ce n’était pas assez malheureux déjà que d’avoir perdu l’honneur.
Il n’y a rien à quoi je me sois jamais senti autant de droit que le bien d’autrui.
Il est à moi maintenant à grands coups de couteau et j’ai payé le juste prix !
Alors qu’est-ce qu’on me veut encore et qu’est-ce que c’est à mes trousses que ce troupeau d’assassins et de voleurs ?
J’en appelle au philosophe Kant, j’ai agi suivant la maxime de ma race.
Et puisque vous dites que j’ai perdu l’honneur, il faut bien que je garde quelque chose à la place.
Mes philosophes m’ont appris qu’il n’y a aucune différence entre oui et non.
Mais je possède un certain viscère, l’estomac, qui sait parfaitement ce qui est bon.
Je veux dire le bien d’autrui, il n’y a que ce morceau-là dans ma gorge qui fond.
Il arrive pourtant quelquefois qu’il soit difficile à digérer.
Alors pourquoi me tombez-vous sur le dos pendant que je suis occupé ?
Il n’y a rien comme un loup pour faire usage du mouton.
Mon Dieu, ayez pitié des Allemands, car ils ne savent pas ce qu’ils font !
ENVOI
Il y a un orage sur la mer qui se prépare et le ciel là bas qui est comme du plomb.
Il y a la vengeance de dieu quelque part qui mûrit sa négociation.
Il y a ces justes massacrés sous l’autel qui disent : jusques à quand, Seigneur ?
Il y a en train de commencer de silence d’une demi-heure.
Il y a en ce moment tout près qui n’est autre que tout à l’heure.
On va te fourrer les nez dans tes crimes, ô peuple déshonoré !
Tes enfants et les enfants de tes enfants avec toi partageront la tache dont tu es décoré !
La coupe que tu as donné à boire aux autres, il est temps que tu la vide jusqu’au fond !
Mon Dieu, ayez pitié des Allemands, car ils ne savent pas ce qu’ils font !