Patricia Ganaj

Le passager 34F à bord de ma génération

du recueil de poésie : Moon Swings (2025)
à paraître aux ÉDITIONS DU PANTHEON

Je suis le passager 34F à bord de ma génération
Depuis le dernier rang de mes agitations
À deux mille pieds, je revis toutes mes passagères
pulsions
Les mêmes que celles de tous les voyageurs
 
Nous avions pourtant poussé nos doutes
dans les compartiments
Nous avions pourtant mis en soute
tous nos balbutiements
Hélas, nos angoisses et notre orgueil font défaillir
l’appareil en incident bien trop souvent
À l’arrière de l’avion, je ne suis personne, pourtant,
j’ai l’impression que je suis tout
 
Je suis le passager 24A à bord de ma génération
Je vis sur un aérodrome comme un accro à l’adrénaline
des décollages
Un tas de petits bouts de projets que j’ai laissés
en suspens au péage
Je m’exalte uniquement des commencements
De mon aptitude à respirer dans les hauteurs
Mais m’arrête devant le ruban
En inabouti coureur
 
Goût alcalin dans la bouche de celui qui ne se sent assez
bien pour rien
Mais assez qualifié pour tout, je me sens court-circuité
Je ne sais pas ce que je fais, ni pour qui, ni pourquoi,
quelle ambiguïté !
J’ai perdu tout sens des responsabilités,
rien ne me raccroche à la réalité, quelle obscénité !
Je me suis fait pilote dans mon imagination alors que
je ne suis que le cafard en soute, quelle absurdité !
Devant les carrés de champs verts, même en pilote
automatique, je perds l’itinéraire, quel empoté !
Du hublot, je suis l’observateur de ma propre vie
Alors, j’accélère l’univers en vitesse 1,5x
Bien que souvent, je recule dans des galères d’adolescents
 
Je suis le passager 10D à bord de ma génération
Il y a aussi toute cette colère, je ne sais plus quoi en faire
Où est l’opérateur de ma tour de contrôle ?
J’ai l’impression d’avoir déjà fait le tour par ici
Où est mon aiguilleur du ciel ?
Les parebrises qui m’aident à voir le monde
sont embués, je suis épuisé
Si je suis fou, alors je ne veux pas me voir fou
aux yeux des autres parce que j’ai honte
Ma génération fait marche avant marche arrière
comme une voiture téléguidée malade
Elle est épuisée d’avoir tant le choix,
vous comprenez ?
 
Je suis le passager 34E à bord de ma génération,
Je tire une carte à gratter pour tenter de remporter
l’ultime lot
J’invoque l’hôtesse pour lui demander mon avenir
radieux
Visualisation magique pour une attraction
qui sera catatonique
Mais qu’est-ce que l’ultime lot ?
De toute façon, quand je l’aurai, je m’y habituerai
trop vite
Typhon vaniteux qui tourbillonne pour ne ravager
que l’estime de soi
Car ce que je désire n’a de valeur que par sa distance,
pas vrai ?
Car là où je désire aller, j’y suis déjà, si on supprime
l’espace-temps, pas vrai ?
Et que là où j’irai, j’en suis déjà lassé, pas vrai ?
 
Alors, je m’en vais pour trouver une terre
où je me sentirai davantage étranger
Là-bas, je courrai frénétiquement d’un lieu à un autre
pour cocher un maximum de lieux à visiter
Là-bas, j’observerai un à un les visages des autres
comme dans un musée
Là-bas, je referai exactement ce que je faisais chez moi
mais je me sentirai dépaysé
Là-bas, je me rendrai compte que j’ai pris plus de plaisir
à sauvegarder des images chimériques de ma destination
depuis ma base cryptée
 
Je suis le passager 24B à bord de ma génération
J’ai peur de tout, tout le temps, mais j’en demande
encore
On se moquera de nous
Nous qui prenons la piste de charbon brûlant
pour du sable frais
Nous qui nous lançons dans les vallées sans parapente
Nous qui nous faisons savants, artisans et experts
après le visionnage de quelques vidéos YouTube
Nous qui oscillons entre conscience et pure inconscience
Le tout dans le hula-hoop joyeux de nos émotions
 
Je suis le passager 10E à bord de ma génération
À présent, l’un des passagers est épuisé
et veut se mettre dans la peau d’un kamikaze
Tic-tac tic-tac
Il expose les morceaux de sa vie dans une peinture
de couleur violine
Coule le pus qui a mûri trop longtemps
dans la boursouflure de ses idéaux
Emportant avec lui les passagers qui le regardaient
de trop près
 
Formerons-nous une chaîne pour toucher la terre depuis
là-haut ?
Accoucheronsnous de nos enfants depuis le parachute
pour leur assurer une mort prématurée sur le tarmac ?
On suffoque déjà là-haut, l’air est pollué par les vapeurs
de nos angoisses égoïstes
Et nos montgolfières chavirent
 
Le ballon est gonflé du flambeau couleur jaune soufre
de nos fiertés fugaces
Tantôt la gerbe flambe haute, trop haute
Tantôt l’étincelle est basse, trop basse
Lâchant des vapeurs noirâtres qui n’annoncent
qu’un faux départ
 
Ce soir, mon âme descendra du Boeing
Elle descendra le long d’un fil opalescent
comme une araignée velue et indigène
À travers l’air pur et froid des brumes
Pour fuir ce gaz qui envahira nos masques à oxygène
Elle touchera le sol de l’Italie
Errera jusqu’à l’hôpital des poupées
Les belles Bamboles
Et rejoindra mes camarades abandonnés
Morts de ne pas avoir reçu un « encore »
Morts du caprice de ne pas avoir été constatés
par leurs idoles
 
Je suis le passager 34F à bord de ma génération

du recueil de poésie : Moon Swings (2025)
à paraître aux ÉDITIONS DU PANTHEON

#poésie

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