Maurice Rollinat

Les frissons

           À Albert Wolff.
 
 
De la tourterelle au crapaud,
De la chevelure au drapeau,
À fleur d’eau comme à fleur de peau
   Les frissons courent :
Les uns furtifs et passagers,
Imperceptibles ou légers,
Et d’autres lourds et prolongés
   Qui vous labourent.
 
Le vent par les temps bruns ou clairs
Engendre des frissons amers
Qu’il fait passer du fond des mers
   Au bout des voiles ;
Et tout frissonne, terre et cieux,
L’homme triste et l’enfant joyeux,
Et les pucelles dont les yeux
   Sont des étoiles !
 
Ils rendent plus doux, plus tremblés
Les aveux des amants troublés ;
Ils s’éparpillent dans les blés
   Et les ramures ;
Ils vont orageux ou follets
De la montagne aux ruisselets,
Et sont les frères des reflets
   Et des murmures.
 
Dans la femme où nous entassons
Tant d’amour et tant de soupçons,
Dans la femme tout est frissons :
   L’âme et la robe !
Oh ! celui qu’on voudrait saisir !
Mais à peine au gré du désir
A-t-il évoqué le plaisir,
   Qu’il se dérobe !
 
Il en est un pur et calmant,
C’est le frisson du dévoûment
Par qui l’âme est secrètement
   Récompensée ;
Un frisson gai naît de l’espoir,
Un frisson grave du devoir ;
Mais la Peur est le frisson noir
   De la pensée.
 
La Peur qui met dans les chemins
Des personnages surhumains,
La Peur aux invisibles mains
   Qui revêt l’arbre
D’une caresse ou d’un linceul ;
Qui fait trembler comme un aïeul
Et qui vous rend, quand on est seul,
   Blanc comme un marbre.
 
D’où vient que parfois, tout à coup,
L’angoisse te serre le cou ?
Quel problème insoluble et fou
   Te bouleverse,
Toi que la science a jauni,
Vieil athée âpre et racorni ?
– « C’est le frisson de l’Infini
   Qui me traverse ! »
 
Le strident quintessencié,
Edgar Poe, net comme l’acier,
Dégage un frisson de sorcier
   Qui vous envoûte !
Delacroix donne à ce qu’il peint
Un frisson d’if et de sapin,
Et la musique de Chopin
   Frissonne toute.
 
Les anémiques, les fiévreux,
Et les poitrinaires cireux,
Automates cadavéreux
   À la voix trouble,
Tous attendent avec effroi
Le retour de ce frisson froid
Et monotone qui décroît
   Et qui redouble.
 
Ils font grelotter sans répit
La Misère au front décrépit,
Celle qui rôde et se tapit
   Blafarde et maigre,
Sans gîte et n’ayant pour l’hiver
Qu’un pauvre petit châle vert
Qui se tortille comme un ver
   Sous la bise aigre.
 
Frisson de vie et de santé,
De jeunesse et de liberté ;
Frisson d’aurore et de beauté
   Sans amertume ;
Et puis, frisson du mal qui mord,
Frisson du doute et du remord,
Et frisson final de la mort
   Qui nous consume !

Les névroses (1883)

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