Joseph Autran

Voyage au pôle arctique

A travers le damas de sa fenêtre close,
Un rayon pénétrait, un rayon tiède et rose ;
Il dorait son alcôve aux murs de blanc satin.
Elle se souleva du chevet de dentelle,
Et, l’œil sur le cadran : Midi ! murmura-t-elle,
Midi ! Pour se lever c’est encore bien matin.
 
Enfant qu’on admirait entre les plus gentilles,
Elle avait vu le jour sous le ciel des Antilles ;
Elle rêvait souvent au natal horizon,
Et disait de Paris : C’est une ville obscure
Où l’emploi du soleil est une sinécure !
En quoi je lui donnais plus d’une fois raison.
 
Oisive et nonchalante et frileuse créole,
Son pays n’avait pas de fleur dont la corolle
Se livrât plus heureuse au baiser du printemps.
Souvenirs du berceau, toutes ses causeries
N’étaient qu’un long tissu de lianes fleuries,
De palmiers, de rayons et d’oiseaux éclatants.
 
Ce jour-là, prolongeant sans fin la matinée,
Et sur son coude nu mollement inclinée,
Qu’elle était belle à voir de grâce et d’abandon !
Or, comme son esprit flottait à l’aventure,
Elle fit onduler du pied sa couverture,
Et me dit : Savez-vous où l’on prend l’édredon ?
 
—Loin, bien loin de l’alcôve où vous aimez à vivre !
Lui répondis-je ; enfant, si vous voulez me suivre,
Vous apprendrez d’où vient ce paresseux duvet.
—Je vous suivrai partout, fût-ce aux confins du monde,
Me dit-elle, pourvu que, par terre ou sur l’onde,
Je voyage en rêvant, sans quitter mon chevet.
 
—Le système est prudent.—Vous l’approuvez ?—Sans doute.
—Je vous suis donc.—Eh bien, ma voyageuse, en route !
Adieu la France ! Adieu trente peuples divers !
Par-delà tous les champs qu’une moisson décore,
Au nord, toujours au nord, courons, courons encore,
Et ne nous arrêtons qu’où finit l’univers.
 
Ô sœur des blancs jasmins que Paris tient en serre !
Ô sœur des colibris, dont l’aile se resserre
Loin des étés sans fin du Tropique enflammé !
Qu’allez-vous devenir sous cette horrible zone,
Où l’éternel hiver lui-même s’emprisonne
Dans le cercle de glace autour de lui fermé ?
 
Là périt toute fleur, là meurt toute verdure :
Rien qu’une région blafarde, ingrate, dure,
Que des monts sans feuillage et des cieux sans flambeaux.
Accroupi dans la brume où tout rayon s’émousse,
Là, le monde transit sous un reste de mousse,
Comme un vieux mendiant sous ses derniers lambeaux.
 
Là, de ses doigts roidis et pris de moisissure,
Le temps laisse tomber l’instrument qui mesure
Les pas alternatifs des jours et des saisons ;
Et son calcul se brise, et quand une journée,
Six mois, aux bords du ciel s’est lourdement traînée,
Une nuit de six mois croupit aux horizons.
 
Formidables déserts ! Solitudes sans borne !
Sous le firmament noir et sur l’Océan morne,
Rien que les récifs blancs aux sommets anguleux ;
Rien que les archipels dont les dents amincies
Se hérissent en dards, se découpent en scies,
Et déchirent de l’air le manteau nébuleux.
 
A voir plonger au ciel ces roches boréales,
On dirait les clochers des vieilles cathédrales.
La neige ceint partout leurs pics étincelants ;
Elle y ruisselle à flots, elle y croît sans relâche,
Et montre avec orgueil, pure de toute tache,
Une virginité vieille de six mille ans !
 
—C’est beaucoup, dit la belle, et c’est digne d’hommage !
Mais poursuivons toujours notre pèlerinage :
Il est fort instructif, s’il n’est pas des plus doux.
Laissez-moi seulement, crainte de quelque rhume,
De l’édredon sur moi faire affluer la plume...
A propos d’édredon, quand m’en parlerez-vous ?
 
Et je continuai : Ces sinistres parages,
Ces flots bouleversés par d’incessants orages,
A l’homme cependant ne sont point interdits.
Du commerce et des arts sublime mandataire,
Il y vient ! Son navire explore, solitaire,
Les suprêmes horreurs des océans maudits.
 
C’est le puissant vaisseau d’une nation reine,
Qui de cuivre ou de zinc a doublé sa carène,
Qui de chêne et de bronze a charpenté ses ponts.
Que dis-je ? C’est souvent l’esquif qui se lézarde,
La coquille de noix qu’en pleine mer hasarde
Le pêcheur de Bell-Sund et des golfes lapons.
 
Que vont-ils demander aux homicides grèves ?
L’un poursuit un passage entrevu dans ses rêves,
Un monde à conquérir, une île sans drapeaux.
L’autre cherche un butin pour sa pauvre famille.
Il vient livrer combat sur la mer qui fourmille
De squalides dragons rassemblés en troupeaux.
 
Combats herculéens ! Iliade inconnue,
Qui n’a pour spectateurs que le gouffre et la nue !
L’homme accourt, agitant un mince javelot ;
Il vient, chétif lutteur, confiant dans sa force,
Attaquer la baleine, et le phoque, et le morse,
Tous les monstres jaloux du rivage et du flot.
 
Hélas ! Combien de fois, hérissés de colères,
Ces mugissants gardiens des cavernes polaires
N’ont-ils pas, à leur tour, fondu sur l’agresseur !
Combien de fois l’ours blanc, sorti de léthargie,
N’a-t-il pas dispersé, sur la glace rougie,
Les lambeaux de la barque avec ceux du chasseur !
 
—Quand aurons-nous fini ce voyage farouche ?
Balbutia l’enfant, qui tremblait dans sa couche :
J’ai froid autant que peur dans ce pays malsain.—
Puis, une fois encore, des replis de sa housse,
Elle drapa sa hanche et son épaule douce,
Et plongea son menton dans les lis de son sein.
 
Et dans cette attitude onduleuse, arrondie,
C’était une couleuvre, en hiver engourdie,
Qui, sous l’abri d’un mur, se replie en cerceau.
—Encore un seul regard sur la rive neigeuse,
Et je ramène au port, dis-je à la voyageuse,
Ce lit, cet heureux lit qui vous sert de vaisseau.
 
De ces îlots glacés, de ces arides côtes,
Les monstres de la mer ne sont pas les seuls hôtes :
Un commensal aimable apparaît non loin d’eux.
Dans toute œuvre de Dieu que l’œil de l’homme embrasse,
Même au sein de l’horreur il retrouve la grâce :
Il rencontre l’eider près du phoque hideux.
 
L’eider, hôte béni des frontières du globe !
L’eider, oiseau charmant par l’instinct et la robe ;
Chaste comme l’hiver, doux comme le printemps.
Il suspend ses amours sur Tonde hyperborée,
Et mêle les accords de sa voix éplorée
Au fracas de la houle et des glaçons flottants.
 
Puis, quand il a construit, dans le pli de la roche,
Un nid qui de la mer peut défier l’approche,
Il y vient déposer les fruits de ses amours ;
Et, pour les préserver de la bise marine,
La mère avec son bec dépouille sa poitrine,
Et leur fait un tapis de caressant velours.
 
Sur la couvée, alors, l’homme accourt et la pille.
Malgré les cris aigus de la tendre famille,
Il accomplit sans cœur son précieux larcin ;
Et le soyeux duvet qu’il emporte avec joie
Est ce même édredon qui s’enfle dans la soie,
Et sur vos pieds mignons s’arrondit en coussin.
 
—Détestable voleur ! Puisse Dieu le confondre !
Dit l’enfant indignée. Et moi de lui répondre :
—D’un rude châtiment bien souvent Dieu l’atteint.
Que de fois sa nacelle, au pôle dirigée,
S’arrête tout à coup, immobile et figée,
Dans un réseau de glace où tout espoir s’éteint !
 
Ô sort des prisonniers dont le pôle s’empare !
Destins des matelots que du monde il sépare,
Qui, dans leurs cachots blancs, vivent et meurent seuls !
Captivité lugubre ! éternité passée
A ne voir qu’une mer de toute part glacée,
Et qu’un ciel dont sur eux pendent les noirs linceuls !
 
A n’entendre dans l’air que la plainte éternelle
Du sinistre aquilon, qui roule dans son aile
Les lumbs et les pingouins aux cris durs et discords ;
A ne sentir, auprès du vain tison qui brûle,
Que ce froid boréal dont l’ardeur coagule
Levin dans les tonneaux et le sang dans les corps !
 
—Arrêtez ! Arrêtez ! dit l’enfant éperdue ;
Dans quel climat affreux m’avez-vous donc perdue ?
Toujours devant les yeux j’aurai son horizon.
Je crains bien, si j’entr’ouvre aujourd’hui ma croisée,
De ne voir qu’une mer au loin cristallisée,
Et peut-être un ours blanc au seuil de ma maison !—
 
Et j’ouvris la fenêtre ; et, sur la ville heureuse,
Un ciel chaud répandait sa clarté généreuse.
Nous étions en avril, au réveil des beaux jours ;
L’air était sans nuage, et limpide, et sonore :
Nous étions en avril, au mois qui fait éclore
Tant de fleurs dans les champs, dans les cœurs tant d’amours !
 
Et les oiseaux chantaient sur la terrasse verte ;
Et les lilas, voisins de la croisée ouverte,
Mêlaient de doux parfums à leurs douces chansons.
Tout semblait au dehors inviter l’indolente,
Qui dans ses cheveux noirs passait une main lente,
En me disant : Je crains d’y trouver des glaçons !

Les Poèmes de la mer (1859)

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