Joseph Autran

Les rivages

La verte Normandie a sur ses promontoires
De grands bœufs accroupis sur leurs épais genoux.
Des bœufs au manteau blanc semé de taches noires,
Des bœux aux flancs dorés, marqués de signes roux.
 
Aux heures de la trêve et du sommeil des vagues,
Paisiblement couchés dans le souple gazon,
Ils rêvent en silence, et laissent leurs yeux vagues
D’un regard nonchalant se perdre à l’horizon.
 
A quoi songent ainsi, dans leur calme attitude,
Ces anciens du troupeau, semblables à des dieux ?
Est-ce au maître inconnu de cette solitude ?
Est-ce à l’immensité de la mer et des cieux ?
 
Quand ils errent, le soir, au sommet des rivages,
Quand leur front vers les eaux se tourne pesamment,
L’Océan, qui déferle à ces côtes sauvages,
Mêle sa voix profonde à leur mugissement.
 
Quand l’ouragan d’été, sous les falaises mornes,
Entrechoque les flots à travers les récifs,
Eux aussi, furieux, souvent croisent leurs cornes,
Et, d’un effort jaloux, heurtent leurs fronts massifs.
 
Entre ces fiers taureaux et l’Océan farouche,
Dieu mit une harmonie étrange à contempler :
Lui, rude et solennel, creusant au loin sa couche ;
Eux, ses voisins, les seuls qu’il ne fait point trembler !
 
Or, si la Normandie a les bœufs, la Provence
Garde au flanc de ses monts les chèvres en troupeaux.
Les chèvres dont le pied, libre et hardi, s’avance.
Et dont l’humeur sans frein ne veut pas de repos.
 
La montagne au soleil, où croissent pêle-mêle
Cytise et romarin, lavande et serpolet,
Enfle de mille sucs leur bleuâtre mamelle ;
On boit tous ses parfums quand on boit de leur lait.
 
Tandis qu’assis au pied de quelque térébinthe.
Le pâtre insoucieux chante un air des vieux jours,
Elles, dont le collier par intervalles tinte,
Vont et viennent sans cesse et font mille détours.
 
En vain le mistral souffle et chiffonne leur soie.
Leur bande au pâturage erre des jours entiers.
Je ne sais quel esprit de conquête et de joie
Les anime à gravir les plus âpres sentiers.
 
Sur les escarpements entrecoupés d’yeuses.
Elles vont jusqu’au soir, prolongeant leurs ébats ;
Et parfois sur le bord s’arrêtent, curieuses,
Pour voir la folle mer qui se brise là-bas.
 
Que sur tes gouffres bleus, ô Méditerranée,
La roche laisse pendre une touffe de thym,
C’est là qu’elles iront, troupe désordonnée,
Que le péril attire autant que le butin.
 
Comme toi, mer d’azur, comme toi, mer folâtre,
Le caprice les mène et les pousse en avant,
Si bien que sur tes bords, assis non loin du pâtre,
Avec tes flots mutins je les confonds souvent.
 
Et je me dis alors, voyant cette harmonie :
Que le sombre Océan garde les noirs taureaux ;
Aux vagues de Provence, à la mer d’Ionie,
Dieu devait pour voisin le peuple des chevreaux !

Le Poème des beaux jours (1862)

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