Joseph Autran

Le lit de sable

Ô flots ! De votre voix profonde, intarissable,
Bercez un vieil ami revenu de si loin.
Dans ce lit que mes mains ont creusé dans le sable,
Donnez-moi, donnez-moi la paix dont j’ai besoin !
 
Me reconnaissez-vous ? Le voyageur morose
Qui vient pencher sur vous un front pâle et neigeux,
Est-il bien l’écolier à tête blonde et rose
Qui vous eut, autrefois, pour témoins de ses jeux ?
 
Suis-je ce même enfant dont le toit domestique
S’élevait, près de vous, au flanc de ce rocher ?
Alors, maison riante au verdoyant portique,
Aujourd’hui, murs en deuil dont je crains d’approcher !
 
Que de beaux jours passés sur ces mêmes rivages,
A courir follement, à chanter pour l’écho,
A rêver sous l’abri des lentisques sauvages,
Quand soufflait le mistral ou l’ardent siroco ;
 
A voir flotter en songe un avenir prospère,
Mirage éblouissant qui de loin m’invitait,
Tandis qu’à l’horizon la voile de mon père
Sans cesse, au gré du flot, sombrait et remontait ;
 
Ou que, d’un œil distrait, je suivais dans les roches
Mes chèvres qui, broutant quelque gazon salé,
Grimpaient de pierre en pierre et balançaient leurs cloches,
Dont le vent m’apportait le tintement fêlé.
 
Age heureux ! Âge saint ! J’arrivais à la vie ;
L’espérance en chantant m’ouvrait ses portes d’or.
A vos anges, mon Dieu, je devais faire envie,
Tant mon front rayonnait, tant j’étais pur encore !
 
La vie alors, de loin, semblait riche et féconde
Comme un jardin du ciel, pour moi peuplé d’amis ;
Et je leur apportais un cœur grand comme un monde,
Et cependant étroit pour tous les biens promis !
 
Entre mille autres dons, j’avais le don de croire ;
Sincère, je croyais qu’ici-bas rien ne ment :
Je croyais à l’amour, je croyais à la gloire,
A tous les dogmes saints je croyais saintement.
 
A quiconque eût douté de la grandeur humaine :
Silence, aurais-je dit, vous êtes insensé !—
Pour confesser ma foi, comme un catéchumène,
Dans le cirque aux lions je me serais lancé.
 
Ô flots ! De votre voix profonde, intarissable,
Bercez un vieil ami revenu de si loin !
Endormez, endormez, dans ma Couche de sable,
Ce cœur dont le repos est l’unique besoin !
 
De ma course crédule au pays des chimères
Faut-il vous raconter les pas et les destins ?
Les longs ennuis, liés aux plaisirs éphémères,
Et les bonheurs douteux et les malheurs certains ?
 
J’ai vécu : de bonne heure altéré de délices,
Aux coupes de l’amour j’ai fait boire mon cœur,
Et me suis étonné que les plus doux calices
Continssent tant de lie et si peu de liqueur !
 
J’ai vécu : tourmenté du besoin de connaître,
J’ai tout interrogé, Dieu, le mal, la vertu ;
J’ai sondé la nature et j’ai scruté mon être,
Et j’ai dit à mon tour : Science, que sais-tu ?
 
J’ai vécu : j’ai mêlé ma vie à ce vieux drame
Qui se joue ici-bas dans le rire et les pleurs ;
Et j’ai pu voir, bientôt, le dessous de la trame,
Et par quel fil sont mus les plus fiers bateleurs.
 
J’ai vécu ! voyageur qui marche à l’aventure,
Sous la pluie et le vent j’ai suivi mon chemin,
Demandant un fantôme à toute la nature,
Et disant chaque soir : Peut-être que demain...
 
Et de toutes mes nuits d’ivresses ou d’étude,
D’orages, de douleurs à courber un géant,
Je n’ai rien rapporté qu’immense lassitude,
Qu’inextinguible soif de paix et de néant !
 
Et voilà, maintenant qu’au foyer de mes pères
Vous me voyez rentrer sombre et découragé,
Pareil au matelot qu’une de vos colères
Au port dont il partit rejette naufragé.
 
Ô flots ! de votre voix profonde, intarissable,
Bercez un vieil ami revenu de si loin !
Donnez-lui, donnez-lui, dans sa couche de sable,
Une heure de sommeil dont il a tant besoin !
 
Vous, vers qui je reviens sans qu’on me reconnaisse,
Flots heureux, vous, du moins, au retour je vous vois
Aussi frais, aussi purs, aussi beaux de jeunesse
Que mes yeux en s’ouvrant vous virent autrefois.
 
Le temps, vieux ravageur, est à son œuvre ; il passe,
Usant, flétrissant tout, le long de son chemin.
Votre domaine, à vous, reste le seul espace
Interdit aux affronts de sa brutale main.
 
Sur vous l’orage seul creuse d’immenses rides,
Il bouleverse, un jour, vos sombres profondeurs ;
A peine a-t-il passé que vos plaines limpides
Retrouvent tout leur calme et toutes leurs splendeurs.
 
C’est toujours cet azur si doux à la paupière,
Du chaste firmament immaculé miroir ;
C’est toujours ce cristal où plonge la lumière,
D’eau bleue et de soleil transparent réservoir.
 
C’est toujours cet éclat de jeunesse infinie,
Cette vive gaîté de couleurs et d’accords,
Qui semblent, sans pitié, prodiguer l’ironie
A l’homme qui vieillit et s’éteint sur vos bords.
 
Que dis-je ? Le passant aux traces fugitives
N’est pas seul rabaissé par ce contraste amer :
Il atteint tout objet apparu sur vos rives,
Tout ce qui, près de toi, s’élève et tombe, ô mer !
 
Combien de monuments prédits impérissables,
Que d’altières cités, que d’empires fameux,
Descendus tour à tour au niveau de tes sables,
Et, le long de ta plage, éparpillés comme eux !
 
De Corinthe et d’Éphèse où sont les murs antiques ?
D’Athènes et d’Ostie où sont les marbres blancs ?
Où sont les Parthénons, les palais, les portiques,
Qui couronnaient jadis tes bords étincelants ?
 
Ah ! Sur tant de débris lorsque la vague roule,
De Carthage et de Tyr quand rien n’a survécu,
Quand Venise aujourd’hui pierre à pierre s’écroule,
L’homme se plaindrait-il d’être à son tour vaincu ?
 
Non ! Mais pleurant sitôt sa jeunesse ravie,
A la grève il s’assied, morne et seul au retour,
Et vous admire, ô flots ! Avec un œil d’envie,
Vous, après six mille ans, beaux comme au premier jour !

Les Poèmes de la mer (1859)

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