Joseph Autran

Les Océanides

Seul avec la douleur qui partout l’accompagne,
Un soir que le poète errait sur la montagne,
En regardant la mer déroulée au couchant,
Un murmure, une voix lointaine, entrecoupée,
L’atteignit... Son oreille était-elle trompée ?
Non ! Sous les vagues sons de cette mélopée,
Il reconnut bientôt les paroles d’un chant :
 
« Que fais-tu loin de nous sur ces hauteurs sauvages,
Enfant né sous nos yeux, enfant de nos rivages,
Que nous avons bercé dans nos souples roseaux ?
Fuis ces sommets, ingrats comme le cœur des hommes.
Point de doux entretiens là-haut, point de doux sommes.
Viens, redescends vers nous qui t’aimons, et qui sommes
Les filles de la mer, les déesses des eaux !
 
Ami, n’avons-nous pas, dès longtemps, la coutume
D’endormir le chagrin, d’adoucir l’amertume,
D’étancher de nos mains et le sang et les pleurs ?
Au sommet d’une roche inculte, inhabitée,
Quand, ravisseur du feu céleste, Prométhée
Souffrait silencieux la peine imméritée,
Qui monta jusqu’à lui pour calmer ses douleurs ?
 
Ce fut nous : notre foule à peine est avertie,
Elle prend son essor vers le mont de Scythie
Qui du fils de Japet est l’implacable autel.
En vain du noir vautour il était la pâture ;
Nous, berçant notre vol sur son lit de torture,
Nous lui parlions d’espoir et de gloire future,
Et nous versions le baume au flanc de l’immortel.
 
Siècles évanouis, dont s’efface l’image !
Dans l’univers, alors, tout nous rendait hommage ;
Notre divinité rayonnait sur les flots.
Au départ, au retour des courses maritimes,
Le pilote à nos pieds immolait des victimes,
Et nos grottes d’azur, ouvrant sur les abîmes,
Nous répétaient sans fin les vœux des matelots.
 
Du superbe Océan nous étions la famille,
Nous étions la tribu célèbre, qui fourmille
Comme les flots pressés dans ses vastes bassins.
Aux heures où s’endort le vent longtemps rebelle,
Combien du dieu des mers la puissance était belle,
Quand, pareil au pasteur d’un grand troupeau qui bêle,
Il menait après lui nos ondoyants essaims !
 
Et quel beau jour encore dans nos riches annales,
Quand, sous un vent d’avril, aux heures matinales,
L’écume de la mer soudain frémit sur nous,
Et qu’on te vit sortir de notre bleu domaine,
Déesse de l’Amour ! Belle Anadyomène,
Vénus ! Beauté divine à force d’être humaine,
Dont tous, hommes et dieux, embrassent les genoux.
 
Que de moments passés à mirer aux eaux pures
Nos épaules d’argent, nos glauques chevelures
Qu’étoilaient le corail et l’ambre du rocher !
Que de nuits à nager près des plages sereines,
A folâtrer, tandis que nos sœurs les Sirènes
Attiraient à l’écueil par leurs voix souveraines
La barque désireuse et craignant d’approcher !
 
Cet heureux temps n’est pi us. Nos royaumes sans bornes
S’étendent désormais solitaires et mornes.
Plus de joyeux ébats, de fêtes ni de jeux !
Hélas ! Pourquoi faut-il qu’un tel pouvoir expire !
Un Dieu plus grand que nous a repris son empire :
C’est lui seul maintenant qui dans les eaux respire,
Lui qui fait leurs beaux jours et leurs jours orageux.
 
Eh bien, n’importe, ami ! N’importe ; sur nos grèves,
Viens promener ton deuil, et ta joie, et tes rêves ;
Viens, par les sombres temps ou par les cieux plus doux.
Si, déesses des mers, nous en fûmes bannies,
Nous y restons encore, fantômes ou génies,
Et nous avons toujours de vagues harmonies
A chanter au passant qui se souvient de nous.
 
Viens donc, viens ! Tu sauras par nous bien des mystères.
Nous te dirons l’hymen des ondes et des terres,
L’Océan, ses vaisseaux, ses monstres, ses forêts.
Nous te révélerons par quel ressort occulte
La mer, à quelque dieu qu’elle rende son culte,
Tantôt baise ses bords et tantôt les insulte ;
Viens ! Tu n’ignoreras aucun de nos secrets ! »
 
Ainsi chantait le chœur apporté par la brise.
Cependant, le poêle écoutait, l’âme éprise ;
Pensif, il descendait l’âpre escalier des monts.
Il atteignit bientôt la grève où le flot croule ;
Et là, des jours entiers, oublieux de la foule,
Il vécut, l’œil fixé sur l’écumante houle ;
Il fit son lit dans l’algue et dans les goémons.
 
Chœur sacré ! disait-il, blanches Océanides,
Qui m’avez rappelé de mes sommets arides,
Chantez ! Je noterai votre éternel concert.
Est-ce à vous que je dois, filles du grand Homère,
Tant de rêves pressés dans mon front éphémère ?
Ou n’est-ce pas plutôt à ce Dieu de ma mère
Qui m’a dit : « Sois poète, et viens vivre au désert ? »
 
Et puis ses visions, ses hymnes, ses pensées,
Au sable de la rive étaient par lui tracées
Avec un roseau frêle et tremblant dans sa main.
Poèmes de tristesse ou de joyeux délire !
—Vous qui passez aux bords, hâtez-vous de les lire,
Hâtez-vous ! Car, s’il vient une vague, un zéphire,
Rien du livre effacé ne restera demain !

Les Poèmes de la mer (1859)

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