Joseph Autran

A un puits de campagne

Du travail des aïeux, salut, cher monument !
Salut, pierre modeste unie au dur ciment !
Dans notre vieil enclos, qui rarement se ferme,
Je t’aime et te vénère, ô puits de notre ferme !
Et, des marbres taillés pour le faste d’un roi,
Je n’en connais pas un que je préfère à toi.
Là, dans cette humble cour, que pêle-mêle obstrue
Tout l’attirail des champs, herse, râteau, charrue,
Attachant ta poulie à d’informes piliers
Qu’une vigne décore en ses jeux familiers,
Et tandis que sur toi nos antiques platanes
Bercent, aux jours d’été, leurs ombres diaphanes,
J’aime à te voir surgir en face de mon seuil,
Et faire a tout venant toujours un bon accueil !
 
Tu n’es pas de ces puits à bouche étroite et ronde,
Qui vous montrent, là-bas, leur eau sourde et profonde ;
Où l’enfant, qui s’incline et cherche à s’entrevoir,
Saisit son ombre à peine à ce lointain miroir ;
Où, quand la lune y jette un reflet solitaire,
On dirait une étoile au centre de la terre.
Non, ta belle onde, à toi, puits creusé sans efforts,
De ta margelle humide atteint presque les bords,
Et la cruche qui plonge, au cri de la poulie,
En peu d’instants remonte... et toujours bien remplie !
 
Par nous et par nos fils, par nos voisins nombreux,
Sois aimé, sois béni, réservoir généreux !
Tu ne prodigues pas seulement ton eau pure
A tout ce groupe humain qu’enceint notre clôture,
A nous, à nos enfants, fronts au soleil brunis,
Aux braves laboureurs sous nos toits réunis ;
Ta largesse est plus ample, et toute la contrée
Vivra, s’il est besoin, par toi désaltérée.
 
Oui, parfois, dans nos champs, pris d’un mortel sommeil,
Août, le mois redoutable, abuse du soleil :
L’astre du haut des cieux darde ses traits, il perce
L’homme et l’arbre et la plante et le sol qui se gerce.
Chaque fontaine rend sa dernière onde ; en vain
Le troupeau cherche encore une source au ravin ;
Il s’affaisse et languit sur la terre épuisée.
La nuit est sans fraîcheur, l’aurore est sans rosée.
A midi, quand le jour pèse comme un fardeau,
En vain le voyageur mendie un verre d’eau ;
Sur les coteaux pierreux, dans les champs nus et ternes.
Tous les puits sont taris et toutes les citernes !
Seul, tu ne taris pas ; seul, par ce mois ardent,
Tu nous donnes sans cesse un flot surabondant ;
Et de ce flot, chez nous, la famille assouvie
Te nomme avec amour : la fontaine de vie !
 
Que dis-je ? C’est alors que, de nos alentours,
A tes larges bienfaits tout un peuple a recours.
Attirés au renom de ta bonté prodigue,
Les lointains habitants braveront la fatigue :
Les filles des hameaux, leur cruche sur le front,
S’acheminent ; tu vois se rassembler en rond
Celles du Plan d’Arbois, celles de Trébiane.
Tu vois aussi venir, comme une caravane,
Les hommes de labour, soit maîtres, soit valets ;
Ils conduisent vers toi leurs chevaux, leurs mulets ;
Vers toi les bruns pasteurs de brebis et de chèvres,
Amènent leur bétail ; et tous, la soif aux lèvres,
De l’aube au soir, pressés dans la poudreuse cour,
S’approchent de ton onde et boivent à leur tour.
 
Et toi, puits des aïeux, du cristal que tu verses,
Heureux, tu satisfais ces mille soifs diverses.—
Comme un de ces grands cœurs qui, pleins de leur trésor,
Se donnèrent toujours et se donnent encore,
Tu livres sans mesure à quiconque s’approche
Ta belle eau, si glacée au sortir de la roche,
Ta belle eau qui nous vient, par un secret canal,
De je ne sais quelle Alpe au sommet virginal !
Oh ! Sois toujours ainsi, fontaine hospitalière !
Vieux puits, dont le service a fait luire la pierre !
De nous, de nos voisins, sois l’abreuvoir commun ;
Sois le flot qui jaillit pour tous et pour chacun :
Reste à jamais semblable au puits des patriarches,
Où venaient les pasteurs après vingt jours de marches ;
Entre Cadès et Sur, bienfaisant réservoir ;
Fontaine du désert si merveilleuse à voir,
Alors que Rebecca, de sa pudeur parée,
Au sage Éliézer versait l’onde sacrée !

Le Poème des beaux jours (1862)

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