Jean de La Fontaine

Les poissons et le cormoran

Il n’était point d’étang dans tout le voisinage
Qu’un Cormoran n’eût mis à contribution :
Viviers et réservoirs lui payaient pension.
Sa cuisine allait bien : mais, lorsque le long âge
Eut glacé le pauvre animal,
La même cuisine alla mal.
Tout Cormoran se sert de pourvoyeur lui-même.
Le nôtre, un peu trop vieux pour voir au fond des eaux,
N’ayant ni filets ni réseaux,
Souffrait une disette extrême.
Que fit-il ? Le besoin, docteur en stratagème,
Lui fournit celui-ci. Sur le bord d’un étang
Cormoran vit une écrevisse.
« Ma commère, dit-il, allez tout à l’instant
Porter un avis important
À ce peuple : il faut qu’il périsse ;
Le maître de ce lieu dans huit jours pêchera. »
L’Écrevisse en hâte s’en va
Conter le cas. Grande est l’émeute.
On court, on s’assemble, on députe
À l’oiseau : « Seigneur Cormoran,
D’où vous vient cet avis ? Quel est votre garant ?
Êtes-vous sûr de cette affaire ?
N’y savez-vous remède ? Et qu’est-il bon de faire ?
–Changer de lieu, dit-il. – Comment le ferons-nous ?
–N’en soyez point en soin : je vous porterai tous,
L’un après l’autre, en ma retraite.
Nul que Dieu seul et moi n’en connaît les chemins :
Il n’est demeure plus secrète.
Un vivier que Nature y creusa de ses mains,
Inconnu des traîtres humains,
Sauvera votre république. »
On le crut. Le peuple aquatique
L’un après l’autre fut porté
Sous ce rocher peu fréquenté.
Là, Cormoran le bon apôtre,
Les ayant mis en un endroit
Transparent, peu creux, fort étroit,
Vous les prenait sans peine, un jour l’un, un jour l’autre ;
Il leur apprit à leurs dépens
Que l’on ne doit jamais avoir de confiance
En ceux qui sont mangeurs de gens.
Ils y perdirent peu, puisque l’humaine engeance
En aurait aussi bien croqué sa bonne part.
Qu’importe qui vous mange, homme ou loup ; toute panse
Me paraît une à cet égard :
Un jour plus tôt, un jour plus tard,
Ce n’est pas grande différence.

Les fables du livre X (1678)

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