Jean Aicard

Toulon.

La frégate retourne au port, voiles tendues,
Et, pour mieux voir la côte aux falaises ardues,
Je monte dans la hune où me suit un gabier.
La vergue tremble ; il court sur cet étroit sentier :
« J’y suis habitué, dit-il, mais prenez garde. »
Du haut de mon balcon balancé, je regarde.
C’est le matin. Toulon dans la brume, au réveil,
Bourdonnant, apparaît poudroyant de soleil.
Mais dans ses brouillards d’or passe un trait écarlate ;
Dans son bruit vague, un chant de vingt clairons éclate.
Le rideau nuageux s’écarte déchiré,
Et laisse voir Toulon, blanc, joyeux, entouré
D’un demi-cercle gris de collines austères,
Dont tremblent les échos pleins de bruits militaires.
 
Son immense arsenal, plus grand que la cité,
Fume déjà, sonore, en pleine activité,
Et j’entrevois parmi tout son monde qui bouge
Des forçats reconnus à leur casaque rouge.
Que de remparts tournant vers la mer leurs canons !
D’engins dont le gabier me nomme tous les noms
Et qui dressent au ciel leur structure sans grâce !
La machine à mâter, qui penche, les dépasse.
Voici la corderie aux longs toits où se font
Les gros câbles sans fin pour l’océan sans fond.
Ces quatre toits aigus sont les cales couvertes :
Sur un plan incliné qui fuit dans les eaux vertes,
Là le vaisseau, carcasse énorme, se construit,
Sombre enchevêtrement de poutres, plein de bruit.
La ville, tours, clochers, arsenal, vaisseaux, bagne,
Blanchit et s’échelonne au pied de la montagne,
Et l’hymne du travail monte dans l’air serein.
 
Certes, s’il eut le cœur vêtu d’un triple airain,
Celui qui le premier se lança sur les ondes,
N’est-il pas toujours fort l’explorateur des mondes
Qui s’éloigne debout sur son vaisseau de fer,
Et lutte avec la force aveugle de la mer !
Et s’il faut saluer héros ces capitaines
Qui tentent l’inconnu sur des plages lointaines,
Faut-il pas proclamer grands aussi sous les cieux
L’esprit qui construisit ces vaisseaux glorieux,
Et le peuple, ouvrier du détail, qui lui prête
Ses mille outils, et fait du labeur une fête
Tant il trousse gaîment ses manches sur ses bras,
Tant il mêle de chants du terroir au fracas
De la ville, atelier de la force sublime,
Qui forge par ses mains des chaînes à l’abîme !
 
—Mais nous sommes en rade. A peine un lent remous.
Des coteaux verdoyants sont tout autour de nous.
Saint-Mandrier s’étend sur l’arrière, presqu’île
Qui ferme notre rade et la fait si tranquille
Qu’on dirait un grand lac de plaisance, un étang.
Un homme nous amarre au vieux coffre flottant.
Coups de sifflets aigus ; grincement d’une drisse.
Un pavillon s’abaisse, un autre que l’on hisse
Flotte dans le ciel clair, et l’on s’est arrêté.
Je descends ; je reviens sur le pont agité ;
On arme le canot. Un officier dit : « Pousse ! »
On file, on passe auprès des coffres verts de mousse,
Sous les flancs imposants des vaisseaux de haut bord.
Nous voici dans l’étroite ouverture du port
Que l’on pourrait barrer en coulant un navire.
Ici, voyez, dans l’eau, le quai riant se mire.
Les mouettes y font des rides en passant ;
De fins bateaux, d’ici, de là, s’en vont glissant ;
On en voit bord à quai, l’un contre l’autre, en foule,
Dressant leurs mâts bercés d’une petite houle.
Le quai paraît étroit, tant qu’au premier coup d’œil
On croit voir les maisons baigner dans l’eau leur seuil
Où tous les boutiquiers s’abritent d’une tente
Oblique et sous l’ardeur des midis éclatante.
On accoste. La gaffe accroche un vieil anneau.
L’état-major brillant s’élance du canot...
 
C’est sur ce quai charmant, rayé de briques roses,
Que se tordent, sculptés en de puissantes poses,
Soutenant un balcon massif, scellés au mur,
Les Atlas de Puget, la face vers l’azur,
Fermant leurs yeux blessés des lumières du large.
Tels ils portent sans fin l’angoisse qui les charge,
Souvenir des forçats criant sous des fardeaux,
Des porte-faix ayant des sacs pleins sur le dos,
Des marins qu’ont courbés les colères de l’onde,
De l’Homme enfin, forçat dont l’esprit porte un monde !

Les Poèmes de Provence (1874)

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