Jacques Prévert

Riviera

Assise sur une chaise longue

une dame à la langue fanée

une dame longue

plus longue que sa chaise longue

et très âgée

prend ses aises

on lui a dit sans doute que la mer était là

alors elle la regarde

mais elle ne la voit pas

et les présidents passent et la saluent très bas

c’est la baronne
Crin

la reine de la carie dentaire

son mari c’est le baron
Crin

le roi du fumier de lapin

et tous à ses grands pieds sont dans leurs petits

souliers et ils passent devant elle et la saluent très bas de temps en temps elle leur jette un vieux cure-dents ils le sucent avec ravissement en continuant leur promenade

leurs souliers neufs craquent et leurs vieux os aussi et des villas arrive une musique blême

une musique aigre

et sure

comme les cris d’un nouveau-né trop longtemps

négligé c’est nos fils

c’est nos fils disent les présidents et ils hochent la tête doucement et fièrement et leurs petits prodiges désespérément

se jettent à la figure leurs morceaux de piano la baronne prête l’oreille cette musique lui plaît mais son oreille tombe comme une vieille tuile d’un toit elle regarde par terre et elle ne la voit pas mais l’aperçoit seulement et la prend tout bonnement

pour une feuille morte apportée par le vent c’est alors que s’arrête la triste clameur des enfants que la baronne n’entendait plus d’ailleurs que d’une oreille distraite et dépareillée

et que surgissent brusquement gambadent dans sa pauvre tête en toute liberté

les vieux refrains puérils méchants et périmés de sa mémoire inquiète usée et déplumée et comme elle cherche vainement pour passer le temps qui la menace et qui la guette un bon regret bien triste et bien attendrissant qui puisse la faire rire aux larmes ou même pleurer tout simplement

elle ne trouve qu’un souvenir incongru inconvenant

l’image d’une vieille dame assise toute nue

sur la bosse d’un chameau

et qui tricote méchamment une omelette au guano

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