Jacques Prévert

Maintenant j’ai grandi

Enfant
 
j’ai vécu drôlement
 
le fou rire tous les jours
 
le fou rire vraiment
 
et puis une tristesse tellement triste
 
quelquefois les deux en même temps
 
Alors je me croyais désespéré
 
Tout simplement je n’avais pas d’espoir
 
je n’avais rien d’autre que d’être vivant
 
j’étais intact
 
j’étais content
 
et j’étais triste
 
mais jamais je ne faisais semblant
 
Je connaissais le geste pour rester vivant
 
Secouer la tête
 
pour dire non
 
secouer la tête
 
pour ne pas laisser entrer les idées des gens
 
Secouer la tête pour dire non
 
et sourire pour dire oui
 
 
 
oui aux choses et aux êtres
 
aux êtres et aux choses à regarder à caresser
 
à aimer
 
à prendre ou à laisser
 
J’étais comme j’étais
 
sans mentalité
 
Et quand j’avais besoin d’idées
 
pour me tenir compagnie
 
je les appelais
 
Et elles venaient
 
et je disais oui à celles qui me plaisaient
 
les autres je les jetais
 
Maintenant j’ai grandi
 
les idées aussi
 
mais ce sont toujours de grandes idées
 
de belles idées
 
d’idéales idées
 
Et je leur ris toujours au nez
 
Mais elles m’attendent
 
pour se venger
 
et me manger
 
un jour où je serai très fatigué
 
Mais moi au coin d’un bois
 
je les attends aussi
 
et je leur tranche la gorge
 
je leur coupe l’appétit.
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