Jacques Prévert

Entendez-vous gens du Viet-Nam...

 
Entendez-vous
 
Entendez-vous gens du
Viet-Nam entendez-vous dans vos campagnes dans vos rizières dans vos montagnes..
 
Oui nous les entendons
 
Ces êtres inférieurs
 
architectes danseurs pêcheurs et mineurs jardiniers et sculpteurs tisserands ou chasseurs paysans et pasteurs artisans et dockers coolies navigateurs
 
Ces êtres inférieurs
 
ne savaient haïr que la haine
 
ne méprisaient que le mépris
 
Ces êtres inférieurs
 
ne craignaient guère la mort
 
tant ils aimaient l’amour
 
 
 
tant ils vivaient la vie
 
et leur vie quelquefois était belle comme le jour et le sang de la lune courait sur les rizières et le jour lui aussi était beau comme la nuit
 
n y avait aussi la faim et la misère
 
les très mauvaises fièvres et le trop dur labeur
 
Mais le jour était beau comme la nuit
 
le soleil fou dansait dans les yeux des jeunes filles
 
et la nuit était belle comme le jour
 
la lune folle aussi dansait seule sur la mer
 
la misère se faisait une beauté pour l’amour
 
Et les enfants en fête malgré les
Mauvais
Temps jouaient avec les bêtes en pourchassant le vent
 
Mais
 
il y avait aussi et venant de très loin
 
les
Monopolitains
 
ceux de la
Métropole et de l’appât du gain
 
Négociants trafiquants notables résidents avec les légionnaires les expéditionnaires et les concessionnaires et les hauts-commissaires
 
Et puis les missionnaires et les confeseionnaires
 
venus là pour soigner leurs frères inférieurs
 
venus pour les guérir de l’amour de la vie
 
cette vieille et folle honteuse maladie
 
Et cela depuis fort longtemps
 
 
 
bien avant la mort de
Louis
XVI bien avant l’exploitation et l’exportation de la
Marseillaise
 
Et la misère était cotée en
Bourse
 
sous le couvert
 
et dans les plis et replis du pavillon tricolore
 
Et puis une dernière fois ce fut encore la
Grande
 
Guerre ses nouvelles financières et ses hauts faits divers
Comme elle était
Mondiale
 
des
Français déclassés grands caïds du
Viet-Nam avec les chefs du gang de l’empire du
Milieu se partageaient déjà comme barons en foire les morceaux du gâteau des lambeaux de pays avec l’assentiment de
S.
M.
Bao-Dai
 
Soudain
 
sont emportés dans les rapides de l’Histoire
 
leurs bateaux de papier-monnaie
 
et comme dans les livres de classe importés de la
 
Métropole on proclame au
Viet-Nam les
Droits de l’homme
Quoi ces gens qui crient famine sous prétexte qu’ils n’ont
 
pas grand-chose à manger et qui s’ils étaient mieux nourris crieraient encore que
 
c’est mauvais
 
 
 
nous savons trop bien qui les mène et où on veut les emmener
 
Et les
Grands
Planteurs d’Hévéas les
Seigneurs de la
Banque d’Indochine et les
Grands
Charbonniers du
Tonkin
 
en appellent sans plus tarder à la
Quatrième
République empirique apostolique et néo-démocratique
 
Alors
 
la fille aînée de l’Église
 
son sang ne fait qu’un tour
 
Un pauvre capucin et grand amiral des
Galères
 
arrive à fond de train par la mer
 
et après avoir fait les sommations d’usage
 
Ceci est mon corps expéditionnaire
 
Ceci est votre sang
 
à coups de droit canon il sermonne
Haïphong
 
des anges exterminateurs accomplissent leur mission
 
et déciment la population
 
Simple petit carnage
 
présages dans le ciel
 
sévère mais salutaire leçon
 
Et vogue la galère
 
après avoir bien joué son beau rôle dans l’Histoire
 
l’Amiral se retire dans sa capucinière
 
en dédaignant la gloire
 
Et le temps fait semblant seulement de passer le temps du halte-là reste là l’arme au pied
 
 
 
le temps des cerisiers en fleur arrachés à la terre et volatilisés
 
Et malgré d’inquiétantes menaces de paix
 
les gens du trafic des piastres
 
fêtent toutes les fêtes et sans en oublier
 
et l’on réveillonne à
Noël comme au bon vieux pays
 
à
Saigon à
Hanoï
 
et l’on fête l’Armistice et la
Libération
 
comme le
Quatorze
Juillet la prise de la
Bastille
 
sans façon
 
Cependant que très loin on allume des lampions
 
des lampions au napalm sur de pauvres paillotes
 
et des femmes et des hommes des enfants du
Viet-Nam
 
dorment les yeux gTands ouverts sur la terre brûlée
 
et c’est comme
Oradour
 
c’est comme
Madagascar et comme
Guernica
 
et c’est en plus modeste tout comme
Hiroshima
 
Et le temps reste là sur le qui-vive
 
le temps du
Halte-là
 
le temps du désespoir
 
et de la connerie noire
 
Et la grande main-d’œuvre jaune
 
caresse tristement ses rizières ses forêts
 
ses outils et ses champs son bétail affamé
 
Des voix chantent
 
 
 
Nous n’aimions pas notre misère
 
mais avec elle nous pouvions lutter
 
et quand parfois elle touchait terre
 
sur cette pauvre terre nous pouvions respirer
 
Vous
 
qu’en avez-vous fait
 
Elle était lourde notre misère
 
vous le saviez
 
vous en avez déjà tiré plus que son pesant d’or
 
Fous que vous êtes
 
que voulez-vous encore
 
Aux voix de la main-d’œuvre jaune
 
répondait une voix d’or
 
une voix menaçante et radiodiffusée
 
et la main-d’œuvre se serrait
 
la mort mécanique avançait
 
Sourdes mais claires
 
des voix chantaient
 
Si la petite main-d’œuvre jaune
 
et la très grande main d’or blanc
 
coudes sur table et poings serrés
 
se rencontraient
 
elle ne tiendrait pas longtemps en l’air
 
la blême menotte d’acier
 
tachée de sang caillé
 
 
 
Longtemps en l’air c’est une façon de parler
 
Et la voix d’or hurlait
 
sur un ton aphonique délicat cultivé
 
Feu à volonté
 
Et les hommes de main d’or
 
recrutés et parqués et fraîchement débarqués
 
venant rétablir l’Ordre
 
mitraillaient
 
incendiaient
 
Mais
 
la main-d’œuvre jaune elle aussi
 
se mé-ca-ni-sait
 
Tristes et graves
 
mais résignées des voix chantaient
 
Que voulez-vous
 
on nous attaque à la machine
 
se défendre à la main
 
ne serait pas civilisé
 
on nous traiterait encore de sauvages
 
et d’arriérés
 
on nous blâmerait
 
Et l’empereur
Bao-Daï partait « en permission » sur la
Côte d’Azur
 
 
 
C’est comme cela que les journaux annonçaient ses visites fébriles et affairées
 
Là-bas
 
sur le théâtre des
Opérations
Bancaires le corps expéditionnaire n’avait plus les mêmes succès et dans de merveilleux décors tombaient les pauvres figurants de la mort
Seuls les gens du trafic des piastres criaient bis et applaudissaient
Ici on oriait
Encore ailleurs on criait
Assez plus loin on criait
La
Paix
 
et des messieurs du meilleur monde fort discrètement s’éclipsaient
 
Tout cela n’était pas une petite affaire
 
les grandes compagnies internationales des
Monopoli-tains
 
alertaient leurs meilleurs experts
 
leurs plus subtils tacticiens
 
L’un d’eux
 
un trépidant infatigable petit mégalomane d’une étourdissante et opiniâtre médiocrité
 
et qui s’était couvert de gloire fiduciaire pendant la seconde guerre mondiale sur la route coupée du fer dans la plaie
 
atterrit en coup de vent au
Viet-Nam
 
 
 
Et en moins de temps qu’il ne mit un peu plus tard à
 
l’écrire trouva la solution de cet interminable conflit
 
Pour arrêter ou améliorer la regrettable et nécessaire guerre du
Viet-Nam, il suffit, c’est tellement simple, de mettre le
Viet-Nam dans la guerre.
 
Et résumant cette solution en un slogan d’une indéniable efficacité
 
Virilité rapidité
 
il reprend l’avion
 
non sans avoir donné de très judicieuses précisions
 
Des
Français et des
Vietnamiens se faisaient tuer pour protéger la vie et la fortune des gens qui entassaient d’immenses richesses, pour ne parler que de
Chinois de
Saigon et de
Vietnamiens d’Hanoi] et tout cela aux frais du contribuable français.
 
Dès lors, une seule solution : créer une armée proprement vietnamienne assez puissante pour rétablir l’ordre, puisque c’est au
Viet-Nam (Tonkin,
Annam,
Cochinchine), pays de vingt-cinq millions d’habitants, que se fait la guerre.
C’est par la création de cette armée nationale que le peuple vietnamien prendra pleinement conscience de son indépendance.
Il faut que cette guerre, où se jouent l’indépendance du
Viet-Nam, les libertés et la fortune de ses citoyens, soit considérée par lui comme sa guerre.
Il faut que ses élites cessent d’être « attentistes -.soucieuses de ne pas se compromettre dans l’hypothèse d’une victoire des communistes.
Il faut que ce soit une guerre faite par le
Viet-Nam avec l’aide de la
France, et non une guerre faite par la
France avec l’aide du
Viet-Nam.
 
C’est d’abord un état d’esprit à créer, celui que ce vieux lion qu’est le président
Syngman
Rhee a su créer en
Corée.
 
Et ce sont des réformes profondes à faire.
 
Pourquoi gardez-vous en prison
 
et depuis déjà plusieurs années
 
un marin qui s’appelle
Henri
Martin ?
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