Jacques Prévert

Complexes

En ce temps-lâ, il y avait un roi qu’on appelait Dieu 1" ou Dieu le seul et qui régnait sur le ciel d’Abraham et de Jacob.

Et Dieu I " fut fâcheusement surpris en apprenant oraculairement et de source sûre que, s’il n’y mettait bon ordre, Jésus, son fils unique, qui venait de naître, le tuerait un jour, et, un autre jour du plus tard, épouserait sa mère la Reine Lilith, sœur de Satan, lequel assumait les plus hautes fonctions à la Cour.

Cette nouvelle n’était pas réjouissante et Dieu I " entra en grande complexité morose et silencieuse puis, décision prise, il appela un de ses plus dévoués serviteurs, lui confia le nouveau-né en lui donnant l’ordre de l’emmener sur la Terre, une de ses plus lointaines colonies, et là, de le suspendre par les pieds à la branche d’un arbre en attendant que, dans les plus brefs délais possibles, une providentielle bête féroce ne fasse de l’enfant qu’une bouchée.

Le serviteur fit de son mieux mais Jésus l’enfant n’excita l’appétit d’aucune bête sauvage.

Elles passaient, s’arrêtaient, le regardaient et s’en allaient. Elles ne pouvaient peut-être pas le sentir. le serviteur dit : « Dieu le veut, c’est affaire entendue mais les animaux n’en veulent pas, alors je ne peux tout de même pas le manger ! »

Et comme il n’avait pas reçu ordre de le tuer, il détacha l’enfant, l’abandonna dans la forêt, retourna à la Cour et, pour ne pas avoir d’ennuis, dit au Roi que la chose avait été accomplie.

Dieu le seul versa une larme et poussa en même temps un grand soupir de soulagement.

Et Satan, très intrigué par cette larme et ce soupir, obtint en le menaçant terriblement tout en lui promettant le silence, les confidences du pauvre et dévoué serviteur.

Il pensa que Jésus l’enfant était peut-être encore de ce monde qu’on appelait la Terre.

Il n’avait pas tort.

Mais Jésus l’enfant qui avait d’abord vécu dans la forêt où une bête sauvage, une louve ou un éléphant, est-ce qu’on sait, lui avait donné le sein, grandit en grâce et en sagesse derrière Dieu le Grand et bientôt devant les hommes, et il entreprit de nombreux voyages sur la terre.

C’est au cours d’un de ces voyages qu’un jour il se trouva en présence d’un sphinx.

Cette bête astucieuse, cruelle et redoutable, proposait charades et devinettes aux voyageurs égarés et comme personne ne trouvait de réponse, tout ce pauvre petit monde était illico dévoré.

Et le sphinx dit à Jésus : Mon premier est un peau-rouge mon deuxième n’est pas un peau-rouge mon troisième est un indigène d’Océanie mon quatrième n’est pas un indigène d’Océanie

Et le sphinx répéta plusieurs fois son énumération et conclut ainsi :

Et mon tout fera beaucoup de bruit dans le monde, qu’est-ce que c’est ?

Et Jésus répondit :

Sioux, pas Sioux

Papou, pas Papou

Sioux, pas Sioux

Papou, pas Papou

Sioux, pas Sioux

Papou, pas Papou...

Et ainsi de suite, c’est la locomotive à vapeur !

Vous pouvez passer, dit le sphinx, car vous devez avoir réponse à tout.

Et Jésus passa, mais le sphinx le rappela et lui dit : Je sais lire dans les astres sur le tableau noir de la nuit et si j’ai un conseil à vous donner, c’est de ne jamais remettre les pieds dans votre pays.

Et Jésus répondit :

Mais je n’ai pas de pays.

le sphinx sourit :

Vous l’avez perdu, peut-être, mais si jamais vous le retrouvez, vous tuerez votre père et vous épouserez votre mère, c’est votre destinée.

Alors Jésus entra en grande colère et tua le sphinx, puis fut immédiatement porté en triomphe par la population de la petite, mais prospère principauté où le fort méchant animal exerçait son droit de péage.

Il devint prince.

Cependant qu’au royaume des Cieux, Dieu I ", se promenant dans les jardins du Paradis Céleste qui entouraient le Palais Royal, avait le regard sombre et le sourcil froncé.

Il se sentait vieillir, et comme il n’avait pas d’âge, ça l’inquiétait.

Lilith, sa femme, au contraire, paraissait de jour en jour plus jeune, plus belle, et Satan son frère, gardait toujours un inquiétant sourire.

Dieu I " ne voyait pas cela d’un bon œil.

À cette époque, l’amour fraternel était souvent équivoque et trouble et Dieu le père, ayant appris par ailleurs que Satan, afin de s’emparer du trône, était en train de fomenter un coup d’État, envoya son beau-frère en exil sur la terre.

Satan, toujours souriant, fit ses bagages mais Lilith demanda au roi en pleurant la faveur de faire un petit bout de chemin avec Satan.

Dieu, pour Lilith, était la faiblesse même, il n’osa refuser.

Mais le petit bout de chemin s’allongeant à n’en plus finir, Dieu I " qui trouvait le temps long et même interminable, fut saisi de grande inquiétude et la jalousie, la luxure royale, se mêlant à la colère divine, flanqué de sa garde blanche, il descendit à son tour sur la terre ’

Satan, qui connaissait cette terre comme sa poche, n’avait pas eu de mal à retrouver Jésus qui, paisiblement, régnait sur sa petite principauté.

Et il lui présenta Lilith et Jésus fut à l’instant même émerveillé.

Alors éclata un orage, Jésus ferma les yeux, mais quand il les ouvrit, il se rendit compte que ce n’était pas la foudre mais Lilith qui l’avait ébloui.

Et Satan fut content.

Il emmena Jésus sur la montagne, et là, il lui parla longuement, astucieusement, scabreusement de la beauté de sa sœur et de ses charmes les plus secrets.

Et Jésus fut tenté.

Et comme il descendait vers la ville, ils se trouvèrent en présence de Dieu I ", incognito qui, par hasard, chance, ou prémonition, avait réussi à retrouver la trace de Satan et avant même de le blâmer pour son singulier comportement, il lui demanda des nouvelles de Lilith.

En entendant ce nom, Jésus fut pris de soudaine jalousie et il ressentit pour cet homme une sourde animo-sité. Alors Satan entraîna son roi à l’écart et lui révéla l’identité de ce mystérieux jeune homme.

« Jésus, mon fils », dit Dieu le père, « mon fils vivant, mon fils qui doit me tuer ».

Alors, afin d’écarter tout danger immédiat– est-ce qu’on sait– il eut l’idée de se faire prendre pour un autre et, racontant qu’il venait de très loin où il avait appris beaucoup de choses, il dit le plus grand mal de soi-même, c’est-à-dire du Dieu du ciel dont Jésus avait entendu parler.

« Qui êtes-vous, homme de sans doute peu d’importance et qui vous permettez d’insulter un grand roi ? » Et comme Dieu Ier persistait dans ses abominables calomnies, Jésus le tua.

Puis il connut Lilith.

Et Satan les guidant, ils rejoignirent tous trois le royaume du ciel, d’Abraham et de Jacob...

...et de Dieu I ", mystérieusement disparu...

Et Jésus épousa lilith et s’assit sur le trône céleste de son père et puis, un beau jour, oraculairement comme son père c’est-à-dire par un habile stratagème de Satan, il apprit la vérité. Et il dit : « J’ai tué mon père, j’ai épousé ma mère, tout cela est d’une grande complexité, j’aurais dû voir clair ça crevait les yeux ! mais il n’est jamais trop tard pour bien faire. Tout ça c’est ma faute, ma très grande faute. J’aurais dû épargner ce sphinx, qui après tout, et avant le reste n’était pas une mauvaise bête. Le malheur est sur moi, derrière moi, devant moi, je ne veux plus le voir. »

Et il s’énucléa et puis s’en alla sans demander son chemin à personne.

Alors un jour qu’il était fatigué, une très belle prostituée lui lava les pieds. Elle s’appelait Marie-Madeleine.

Et Satan prit Lilith sur ses genoux et s’assit sur le trône. Les noces furent merveilleuses, ils vécurent très heureux mais n’eurent qu’un enfant, Merdezuth. Merde-zuth, démonologiste, tua son père et épousa Lilith qui depuis longtemps rajeunissait de jour en jour.

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