Jacques Prévert

Ardoises

Septembre

C’est la convalescence des vacances déjà le premier sommeil de l’été
Entre l’arbre du bien et du mal et
 
l’écorce terrestre le doigt de
Dieu est
 
resté coincé
Sur un toit le spectre solaire s’est couché il a jeté dans la gouttière son sceptre doré
 
il a tiré sur lui la couverture bleu de nuit mais sur l’ardoise toute neuve l’empreinte d’un poisson très ancien frétille
 
et le réveille et aussi
 
la voix du couvreur fredonnant son opéra journalier
 
Onze par onze huit par seize neuf par douze les vitres du vitrier
 
les framboises du framboisier
 
onze par onze
 
les mille feuilles de l’ardoisier
 
ardoise noire de brune
 
ardoise gris souris
 
ardoise bleue de lune
 
satin du matin
 
velours de la nuit
 
ardoise éblouie
 
chante le couvreur ébloui aussi
 
Ardoise
 
Patinage des chats
 
Miroir de
Barbe-Bleue
 
Vestige des vents heureux
 
Marelle des oiseaux endeuillés
 
Oasis des oiseaux exténués
 
Gazon du somnambule
 
Vertige du funambule
 
Ardoise
Ardoise
 
Soudain le couvreur la met en veilleuse
 
et interrompt le labeur
 
Il se demande quelque chose
 
le couvreur
 
Pourquoi dans le langage du malheur c’est
 
toujours la tuile qui tombe
 
jamais l’ardoise
Parce que je porte bonheur
 
répond l’ardoise de sa voix craquante et têtue de sa voix chaude et frileuse
 
utile
 
heureuse
Elle sait ce qu’elle dit l’ardoise
 
dit le couvreur
 
et c’est à moi qu’elle le dit
 
c’est gentil
 
Elle est polie l’ardoise
 
elle répond à quelque chose
 
et quelque chose c’est ma question
 
Il y a tant de choses qui ne disent rien
 
Tant de gens qui ne répondent à rien
 
Elle c’est une jolie chose
 
L’ardoise
 
Au théâtre des êtres toute chose a son rôle à jouer apparaître et disparaître faire peur faire plaisir faire pleurer et rire
 
Au théâtre des eaux et forêts
 
comme au théâtre des toits
 
l’ardoise est une reine
 
et la plus belle
 
Une reine très ancienne
 
et les trilobites sont ses sujets
 
Asphalte le roi noir des maquereaux antillais
 
laissant là sur le pavé
 
son jeu de dames éparpillé
 
ose à peine jeter vers elle ses trop beaux
 
yeux écarquillés
 
Parcourant un vieux dictionnaire on peut
 
facilement trouver
 
«
Ardoise »
 
Reine verticale
 
Vespasien était son vassal
 
et
Wallace le roi des fontaines de
Paris son ami
 
quand elle régnait sur les eaux épanchées
 
et penchées sur les forêts de réverbères la nuit
 
Ardoise,
 
dit encore le couvreur
 
c’est toujours aujourd’hui
 
la reine de l’espoir
 
la reine du coup de rouge
 
la reine de l’oubli noir
 
Crédit son bouffon gris
 
ne cesse de valser
 
dans son nuage de poussière de craie
 
Et les mauvais clients du malheur
 
les bons vivants rêveurs et titubants
 
lisent toujours en se marrant
 
le faire-part de deuil hilarant
 
Crédit est mort et pour longtemps
 
Crédit est mort vive
Crédit
Ce cri unanime est leur cri la
Reine
Ardoise efface tout et sourit.
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