Gérard de Nerval

Prologue

Je ne suis plus enfant : trop lents pour mon envie,
Déjà dix-sept printemps ont passé dans ma vie :
Je possède une lyre, et cependant mes mains
N’en tirent dès longtemps que des sons incertains.
Oh ! quand viendra le jour où, libre de sa chaîne,
Mon cœur ne verra plus la gloire, son amour,
Aux songes de la nuit se montrer incertaine,
Pour s’enfuir comme une ombre aux premiers feux du jour.
 
                                 *
 
J’étais bien jeune encore, quand la France abattue
Vit de son propre sang ses lauriers se couvrir ;
Deux fois de son héros la main lasse et vaincue
Avait brisé le sceptre, en voulant le saisir.
Ces maux sont déjà loin : cependant sous des chaînes
Nous pleurâmes longtemps notre honneur outragé ;
L’empreinte en est restée, et l’on voit dans nos plaines
Un sang qui fume encore..., et qui n’est pas vengé !
 
                                 *
 
Ces tableaux de splendeur, ces souvenirs sublimes,
J’ai vu des jours fatals en rouler les débris,
Dans leur course sanglante entraîner des victimes,
Et de flots d’étrangers inonder mon pays.
Je suis resté muet ; car la voix d’un génie
Ne m’avait pas encore inspiré des concerts ;
Mon âme de la lyre ignorait l’harmonie,
Et ses plaisirs si doux, et ses chagrins amers.
 
                                 *
 
Ne reprochez donc pas à mes chants, à mes larmes
De descendre trop tard sur des débris glacés,
De ramener les cœurs à d’illustres alarmes,
Et d’appeler des jours déjà presque effacés :
Car la source des pleurs en moi n’est point tarie,
Car mon premier accord dut être à la patrie ;
Heureux si je pouvais exprimer par mes vers
La fierté qui m’anime, en songeant à ses gloires,
Le plaisir que je sens, en chantant ses victoires,
La douleur que j’éprouve, en pleurant ses revers !
 
                                 *
 
Oui, j’aime mon pays : dès ma plus tendre enfance,
Je chérissais déjà la splendeur de la France ;
De nos aigles vainqueurs j’admirais les soutiens ;
De loin, j’applaudissais à leur marche éclatante,
Et ma voix épelait la page triomphante
Qui contait leurs exploits à mes concitoyens.
 
                                 *
 
Mais bientôt, aigle, empire, on vit tout disparaître
Ces temps ne vivent plus que dans le souvenir ;
L’histoire seule un jour, trop faiblement peut-être,
En dira la merveille aux siècles à venir.
C’est alors qu’on verra dans ses lignes sanglantes
Les actions des preux s’éveiller rayonnantes...
Puis des tableaux de mort les suivront, et nos fils
Voyant tant de lauriers flétris par des esclaves,
Demanderont comment tous ces bras avilis
Purent en un seul jour dompter des cœurs si braves ?
 
                                 *
 
Oh ! si la lyre encore a des accents nouveaux,
Si sa mâle harmonie appartient à l’histoire,
Consacrons-en les sons à célébrer la gloire,
À déplorer le sort fatal à nos héros !
Qu’ils y puissent revivre, et si la terre avide
Donna seule à leurs corps une couche livide,
Élevons un trophée où manquent des tombeaux !
 
                                 *
 
Oui, malgré la douleur que sa mémoire inspire,
Et malgré tous les maux dont son cours fut rempli,
Ce temps seul peut encore animer une lyre :
L’aigle était renversé, mais non pas avili ;
Alors, du sort jaloux s’il succombait victime,
Le brave à la victoire égalait son trépas,
Quand, foudroyé d’en haut, suspendu sur l’abîme,
Son front mort s’inclinait,.... et ne s’abaissait pas !
 
                                 *
 
Depuis, que rien de grand ne passe, ou ne s’apprête,
Que la gloire a fait place à des jours plus obscurs,
Qui pourrait désormais inspirer le poète,
Et lui prêter des chants dignes des temps futurs ?
Tout a changé depuis : ô France infortunée !
Ton orgueil est passé, ton courage abattu !
De tes anciens guerriers la vie abandonnée
S’épuise sans combats, et languit sans vertu !
Sur ton sort malheureux c’est en vain qu’on soupire,
On fait à tes enfants un crime de leurs pleurs,
Et le pâle flambeau qui conduit aux honneurs
S’allume à ce bûcher, où la patrie expire.
 
                                 *
 
Oh ! si le vers craintif de ma plume sorti,
Ou si l’expression qu’en tremblant j’ai tracée,
Osaient, indépendants, répondre à ma pensée,
Et palpiter du feu qu’en moi j’ai ressenti,
Combien je serais fier de démasquer le crime,
Dont grandit chaque jour le pouvoir colossal,
Et, vengeant la patrie outragée et victime,
D’affronter nos Séjans sur leur char triomphal !
Mais on dit que bientôt, à leur voix étouffée,
Ma faible muse, hélas ! s’éteindra pour toujours,
Et que mon luth brisé grossira le trophée
Dressé par la bassesse aux idoles des cours...
 
                                 *
 
Qu’avant ce jour encore sous mes doigts il s’anime !
Qu’il aille, frémissant d’un accord plus sublime,
Dans les cœurs des Français un instant réchauffer
Cette voix de l’honneur, trop longtemps endormie,
Que, dociles aux vœux d’une ligue ennemie,
L’intérêt ou la crainte y voudraient étouffer !

Élégies nationales (1827)

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