Félix Arvers

La vie

Amis, accueillez-moi, j’arrive dans la vie.
Dépensons l’existence au gré de notre envie :
Vivre, c’est être libre, et pouvoir à loisir
Abandonner son âme à l’attrait du plaisir ;
C’est chanter, s’enivrer des cieux, des bois, de l’onde,
Ou, parmi les tilleuls, suivre une vierge blonde !
—C’est bien là le discours d’un enfant. Écoutez :
Vous avez de l’esprit.—Trop bon.—Et méritez
Qu’un ami plus mûr vienne, en cette circonstance,
D’un utile conseil vous prêter l’assistance.
Il ne faut pas se faire illusion ici ;
Avant d’être poète, et de livrer ainsi
Votre âme à tout le feu de l’ardeur qui l’emporte.
Avez-vous de l’argent ?—Que sais-je ? et que m’importe ?
—Il importe beaucoup ; et c’est précisément
Ce qu’il faut, avant tout, considérer.—Vraiment ?
—S’il fut des jours heureux, où la voix des poètes
Enchaînait à son gré les nations muettes,
Ces jours-là ne sont plus, et depuis bien longtemps :
Est-ce un bien, est-ce un mal, je l’ignore, et n’entends
Que vous prouver un fait, et vous faire comprendre
Que si le monde est tel, tel il faut bien le prendre.
Le poète n’est plus l’enfant des immortels,
A qui l’homme à genoux élevait des autels ;
Ce culte d’un autre âge est perdu dans le nôtre,
Et c’est tout simplement un homme comme un autre.
Si donc vous n’avez rien, travaillez pour avoir ;
Embrassez un état : le tout est de savoir
Choisir, et sans jamais regarder en arrière,
D’un pas ferme et hardi poursuivre sa carrière.
—Et ce monde idéal que je me figurais !
Et ces accents lointains du cor dans les forêts !
Et ce bel avenir, et ces chants d’innocence !
Et ces rêves dorés de mon adolescence !
Et ces lacs, et ces mers, et ces champs émaillés,
Et ces grands peupliers, et ces fleurs !—Travaillez.
Apprenez donc un peu, jeune homme, à vous connaître :
Vous croyez que l’on n’a que la peine de naître,
Et qu’on est ici-bas pour dormir, se lever,
Passer, les bras croisés, tout le jour à rêver ;
C’est ainsi qu’on se perd, c’est ainsi qu’on végète :
Pauvre, inutile à tous, le monde vous rejette :
Contre la faim, le froid, on lutte, on se débat
Quelque temps, et l’on va mourir sur un grabat.
Ce tableau n’est pas gai, ce discours n’est pas tendre.
C’est vrai ; mais j’ai voulu vous faire bien entendre,
Par amitié pour vous, et dans votre intérêt,
Où votre poésie un jour vous conduirait.
 
Cet homme avait raison, au fait : j’ai dû me taire.
Je me croyais poète, et me voici notaire.
J’ai suivi ses conseils, et j’ai, sans m’effrayer,
Subi le lourd fardeau d’une charge à payer.
Je dois être content : c’est un très bel office ;
C’est magnifique, à part même le bénéfice.
On a bonne maison, on reçoit les jeudis ;
On a des clercs, qu’on loge en haut, dans un taudis.
Il est vrai que l’état n’est pas fort poétique.
Et rien n’est positif comme l’acte authentique.
Mais il faut pourtant bien se faire une raison,
Et tous ces contes bleus ne sont plus de saison :
Il faut que le notaire, homme d’exactitude,
D’un travail assidu se fasse l’habitude ;
Va, malheureux ! et si quelquefois il advient
Qu’un riant souvenir d’enfance vous revient,
Si vous vous rappelez que la voix des génies
Vous berçait, tout petit, de vagues harmonies ;
Si, poursuivant encor un bonheur qu’il rêva.
L’esprit vers d’autres temps veut se retourner : Va !
Est-ce avec tout cela qu’on mène son affaire ?
N’as-tu pas ce matin un testament à faire ?
Le client est fort mal, et serait en état,
Si tu tardais encor, de mourir intestat.
 
Mais j’ai trente-deux ans accomplis ; à mon âge
Il faut songer pourtant à se mettre en ménage ;
Il faut faire une fin, tôt ou tard. Dans le temps.
J’y songeais bien aussi, quand j’avais dix-huit ans.
Je voyais chaque nuit, de la voûte étoilée,
Descendre sur ma couche une vierge voilée ;
Je la sentais, craintive, et cédant à mes vœux.
D’un souffle caressant effleurer mes cheveux ;
Et cette vision que j’avais tant rêvée.
Sur la terre, une fois, je l’avais retrouvée.
Oh ! qui me les rendra ces rapides instants,
Et ces illusions d’un amour de vingt ans !
L’automne à la campagne, et ses longues soirées,
Les mères, dans un coin du salon retirées,
Ces regards pleins de feu, ces gestes si connus,
Et ces airs si touchants que j’ai tous retenus ?
Tout à coup une voix d’en haut l’a rappelée :
Cette vie est si triste ! elle s’en est allée ;
Elle a fermé les yeux, sans crainte, sans remords ;
Mais pensent-ils encore à nous ceux qui sont morts ?
 
Il s’agit bien ici d’un amour platonique !
Me voici marié : ma femme est fille unique ;
Son père est épicier-droguiste retiré,
Et riche, qui plus est : je le trouve à mon gré.
Il n’est correspondant d’aucune académie.
C’est vrai ; mais il est rond, et plein de bonhomie :
Et puis j’aime ma femme, et je crois en effet,
En demandant sa main, avoir sagement fait.
Est-il un sort plus doux, et plus digne d’envie ?
On passe, au coin du feu, tranquillement sa vie :
On boit, on mange, on dort, et l’on voit arriver
Des enfants qu’il faut mettre en nourrice, élever,
Puis établir enfin : puis viennent les années,
Les rides au visage et les couleurs fanées,
Puis les maux, puis la goutte. On vit comme cela
Cinquante ou soixante ans, et puis on meurt. Voilà.

Mes heures perdues (1833)

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