Émile Verhaeren

Chanson de fou (III)

Brisez-leur pattes et vertèbres,
Chassez les rats, les rats.
Et puis versez du froment noir,
Le soir,
Dans les ténèbres.
 
Jadis, lorsque mon coeur cassa,
Une femme le ramassa
Pour le donner aux rats.
 
—Brisez—leur pattes et vertèbres.
 
Souvent je les ai vus dans l’âtre,
Taches d’encre parmi le plâtre,
Qui grignotaient ma mort.
 
—Brisez—leur pattes et vertèbres.
 
L’un d’eux, je l’ai senti
Grimper sur moi la nuit,
Et mordre encor le fond du trou
Que fit, dans ma poitrine,
L’arrachement de mon coeur fou.
 
—Brisez—leur pattes et vertèbres.
Ma tête à moi les vents y passent,
Les vents qui passent sous la porte,
Et les rats noirs de haut en bas
Peuplent ma tête morte.
 
—Brisez—leur pattes et vertèbres.
 
Car personne ne sait plus rien.
Et qu’importent le mal, le bien,
Les rats, les rats sont là, par tas,
Dites, verserez-vous, ce soir,
Le froment noir,
A pleines mains, dans les ténèbres ?

Les campagnes hallucinées (1893)

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