Émile Verhaeren

Ceux de Liége

Dût la guerre mortelle et sacrilège
Broyer notre pays de combats en combats,
Jamais, sous le soleil, une âme n’oubliera
Ceux qui sont morts pour le monde, là-bas
A Liége.
 
Ainsi qu’une montagne
Qui marcherait et laisserait tomber par chocs
Ses blocs
Sur les villes et les campagnes,
S’avançait la pesante et féroce Allemagne.
 
Oh tragique moment !
Les gens fuyaient vers l’inconnu, éperdument ;
Seuls, ceux de Liége résistèrent
A ce sinistre écroulement
D’hommes et d’armes sur la terre.
 
S’ils agirent ainsi,
C’est qu’ils savaient qu’entre leurs mains était remis
Le sort
De la Bretagne grande et de la France claire,
Et qu’il fallait que leurs efforts,
Après s’être acharnés, se doublassent encor
En des efforts plus sanguinaires.
 
Peu importait
Qu’en ces temps sombres,
Contre l’innombrable empire qu’ils affrontaient,
Ils ne fassent qu’un petit nombre ;
A chaque heure du jour,
Défendant et leur ville, et ses forts tour à tour,
Ils livraient cent combats parmi les intervalles ;
Ils tuaient en courant, et ne se lassaient pas
D’ensanglanter le sol à chacun de leurs pas,
Et d’être prompts sous les rafales
Des balles.
 
Môme lorsque la nuit, dans le ciel sulfureux,
Un Zeppelin rôdeur passait au-dessus d’eux,
Les désignant aux coups par sa brusque lumière,
Nul ne reculait, fût-ce d’un pas, en arrière ;
Mais, tous ils bondissaient d’un si farouche élan
En avant,
Que la place qu’ils occupaient demeurait vide
Quand y frappait la mort rapide.
 
A l’attaque, sur les glacis,
Quand, rang par rang, se présentaient les ennemis,
Sous l’éclair courbe et régulier des mitrailleuses,
Un tir serré, qui, tout à coup, se dilatait,
Immensément les rejetait,
Et, rang par rang, les abattait
Sur la terre silencieuse.
 
Chaudfontaine et Loncin et Boncelle et Barchon
Retentissaient du bruit d’acier de leurs coupoles ;
Ils assumaient la nuit, le jour, sur leurs épaules,
La charge et le tonnerre et l’effroi des canons ;
A nos troupes couchées
Dans les tranchées,
Des gamines et des gamins
Distribuaient le pain
Et rapportaient la bière
Avec la bonne humeur indomptée et guerrière.
On y parlait d’exploits accomplis simplement,
Et comme, à tel moment,
Le meilleur des régiments
Fut à tel point fureur, carnage et foudroiement,
Que jamais troupe de guerre
Ne fut plus ferme et plus terrible sur la terre.
 
La ville entière s’exaltait
De vivre sous la foudre ;
L’héroïsme s’y respirait
Comme la poudre ;
Le coeur humain s’y composait
D’une neuve substance
Et le prodige y grandissait
Chaque existence.
 
Ô vous, les hommes de demain,
Dût la guerre mortelle et sacrilègre
Nous écraser encor dans un dernier combat,
Jamais, sous le soleil, une âme n’oubliera
Ceux qui sont morts pour le monde, là-bas,
A Liége.

Les ailes rouges de la guerre (1916)

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