Émile Verhaeren

Celui de l’horizon

J’ai regardé, par la lucarne ouverte, au flanc
D’un phare abandonné que flagellait la pluie :
Des trains tumultueux, sous des tunnels de suie,
Sifflaient, toisés de loin par des fanaux de sang.
 
Le port, immensément hérissé de grands mâts,
Dormait, huileux et lourd, en ses bassins d’asphalte ;
Un seul levier, debout sur un bloc de basalte,
Serrait en son poing noir un énorme acomas.
 
Et, sous la voûte en noir de ce ciel de portor,
Une à une, là-bas, s’éloignaient les lanternes
Vers des quartiers de bruit, de joie et de tavernes,
Où des femmes dansaient entre des miroirs d’or.
 
Quand, plaie énorme et rouge, une voile, soudain,
Tuméfiée au vent, cingla vers les débarcadères,
Quelqu’un qui s’en venait des pays légendaires
Parut, le front compact d’orgueil et de dédain.
 
Comme des glaives d’or et des lances au clair,
Il dégainait sa rage et ses désirs sauvages
Et ses cris durs frappaient les échos des rivages
Ou traversaient, de part en part, l’ombre et la mer.
 
Il était d’Océan. Il était grand d’avoir
Mordu chaque horizon saccagé de tempête
Et de maintenir haute et tenace sa tête
Sous les poings de terreur que lui tendait le soir.
 
Effrayant effrayé. Il cherchait le chemin
Vers une autre existence éclatée en miracles,
En un désert de rocs illuminés d’oracles,
Où le chêne vivrait, où parlerait l’airain,
 
Où tout l’orgueil serait : se vivre, en déploiements
D’effroi sauvage, avec, sur soi, la voix profonde
Et tonnante des Dieux, qui ont tordu le monde
Plein de terreur, sous le froid d’or des firmaments.
 
Et depuis des mille ans il défiait l’éclair,
Dressant sur l’horizon les torses de ses voiles
Et guettant les signaux des plus rouges étoiles
Dont les cristaux sanglants se cassaient dans la mer.

Les apparus dans mes chemins (1891)

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