Charles Guérin

Dans ton décor naïf tu m’apparais.

Dans ton décor naïf tu m’apparais, Jenny,
Doux fantôme où revit la romance, ouvrière
Qui brodais en levant parfois sur l’infini
Des cils rêveurs et deux yeux purs pleins de prière.
 
Ta mansarde fleurie ouvre sur l’Orient ;
Prompte à quitter ton lit de vierge, tu vois naître
L’aube qui te regarde à son tour en riant
Arroser, ô Jenny, les lys de ta fenêtre.
 
A ton poignet glissant déjà ta boîte au lait,
Devant le bruit que font tes colombes entre elles
Tu hausses ton bras nu pour suspendre au volet
               La cage de ces tourterelles.
 
Puis tu descends d’un pas léger d’ombre ou d’oiseau
L’escalier pauvre où flotte une triste lumière,
Svelte fille, et ta main balance le réseau
Que va gonfler d’achats modestes la crémière.
 
Assise à ta croisée et sa plus fraîche fleur,
Tu courberas, Jenny, tout le jour, sur l’ouvrage
Ce cou dont un ruban relève la pâleur.
Ce front blanc qu’ un bandeau de noirs cheveux ombrage ;
 
Tout le jour, détournant tes songes du baiser,
Au lieu d’un compagnon fidèle qui t’enlace.
Sur tes chastes genoux tu sentiras peser
           La toile âpre aux doigts qu’elle lasse.
 
Mais que le soir, voilé de bleu, sur la cité
Répande sa tendresse obscure et son mystère.
Ton cœur secrètement alors sollicité
Regrettera l’amour et d’être solitaire ;
 
Et, réduite aux langueurs d’un plaisir décevant,
Sombre, avec un soupir de feu, la nuit venue.
Tu laisseras le souffle insidieux du vent
Emouvoir d’un désir amer ta gorge nue.

Le cœur solitaire (1896)

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