Casimir Delavigne

Trois jours de Christophe Colomb

Aux Américains

En quarantaine.

 
« En Europe ! en Europe !-Espérez !-Plus d’espoir ?
« –Trois jours, leur dit Colomb, et je vous donne un monde
Et son doigt le montrait, et son oeil, pour le voir,
Perçait de l’horizon l’immensité profonde.
Il marche, et des trois jours le premier jour a lui ;
Il marche, et l’horizon recule devant lui ;
Il marche, et le jour baisse. Avec l’azur de l’onde
L’azur d’un ciel sans borne à ses yeux se confond,
Il marche, il marche encore, et toujours ; et la sonde
Plonge et replonge en vain dans une mer sans fond.
 
Le pilote en silence, appuyé tristement
Sur la barre qui crie au milieu des ténèbres,
Écoute du roulis le sourd mugissement,
Et des mâts fatigués les craquements funèbres.
Les astres de l’Europe ont disparu des cieux ;
L’ardente croix du Sud épouvante ses yeux.
Enfin l’aube attendue, et trop lente à paraître,
Blanchit le pavillon de sa douce clarté :
« Colomb, voici le jour ! le jour vient de renaître !
« –Le jour ! et que vois-tu ?-Je vois l’immensité. »
 
Qu’importe ? il est tranquille... Ah ! l’avez-vous pensé ?
Une main sur son coeur, si sa gloire vous tente,
Comptez les battements de ce coeur oppressé,
Qui s’élève et retombe, et languit dans l’attente ;
Ce coeur qui, tour à tour brûlant et sans chaleur,
Se gonfle de plaisir, se brise de douleur ;
Vous comprendrez alors que durant ces journées
Il vivait, pour souffrir, des siècles par moments.
Vous direz : Ces trois jours dévorent des années
Et sa gloire est trop chère au prix de ses tourments !
 
Oh ! qui peindra jamais cet ennui dévorant,
Ces extases d’espoir, ces fureurs solitaires,
D’un grand homme ignoré qui lui seul se comprend ?
Fou sublime, insulté par des sages vulgaires !
Tu le fus, Galilée ! Ah ! meurs... Infortuné,
A quel horrible effort n’es-tu pas condamné,
Quand, pâle, et d’une voix que la douleur altère,
Tu démens tes travaux, ta raison et tes sens,
Le soleil qui t’écoute, et la terre, la terre,
Que tu sens se mouvoir sous tes pieds frémissants !
 
Le second jour a fui. Que fait Colomb ? il dort,
La fatigue l’accable, et dans l’ombre on conspire.
« Périra-t-il ? Aux voix : –la mort ! –la mort ! –la mort !
« Qu’il triomphe demain, ou, parjure, il expire. »
Les ingrats ! quoi ! demain il aura pour tombeau
Les mers où son audace ouvre un chemin nouveau.
Et peut-être demain leurs flots impitoyables,
Le poussant vers ces bords que cherchait son regard,
Les lui feront toucher, en roulant sur les sables
L’aventurier Colomb, grand homme un jour plus tard !
 
Il rêve : comme un voile étendu sur les mers,
L’horizon qui les borne à ses yeux se déchire,
Et ce monde nouveau qui manque à l’univers,
De ses regards ardents il l’embrasse, il l’admire.
Qu’il est beau, qu’il est frais ce monde vierge encor !
L’or brille sur ses fruits, ses eaux roulent de l’or.
Déjà, plein d’une ivresse inconnue et profonde,
Tu t’écriais, Colomb : « Cette terre est mon bien !... »
Mais une voix s’élève, elle a nommé ce monde,
O douleur ! et d’un nom qui n’était pas le tien !
 
Regarde : les vois-tu, la foudre dans les mains,
Vois-tu ces Espagnols altérés de carnage
Effacer, en courant, du nombre des humains
Le peuple désarmé qui couvre ce rivage ?
Vois les palais en feu, les temples s’écroulant,
Le cacique étendu sur ce brasier brûlant ;
Vois le saint crucifix, dont un prêtre inflexible
Menace les vaincus au sortir du combat,
S’élever dans ses mains plus sanglant, plus terrible
Que le glaive espagnol dans les mains du soldat.
 
La terre s’est émue ; elle s’ouvre ; descends !
Des peuples engloutis dans ses gouffres respirent,
Captifs privés du jour, dont les bras languissants
Tombent lassés sur l’or des rochers qu’ils déchirent ;
Cadavres animés, poussant des cris confus
Vers ce divin soleil qu’ils ne reverront plus,
S’agitant, se heurtant dans ces vapeurs impures,
Pour fuir par le travail le fouet qui les poursuit,
Et qu’une longue mort traîne dans les tortures
De cette nuit d’horreur à l’éternelle nuit.
 
Cet or, fruit douloureux de leur captivité,
Par le crime obtenu pour enfanter le crime,
Va servir d’un tyran la sombre cruauté,
Et peser sur le joug des sujets qu’il opprime.
Pour corrompre un ministre, enrichir un flatteur,
Payer l’injuste arrêt d’un noir inquisiteur,
Par cent chemins honteux du trésor d’un seul homme
Il s’échappe, et, passant de bourreaux en bourreaux,
Va s’engloutir enfin dans le trésor de Rome,
Qui leur vend ses pardons au bord de leurs tombeaux.
 
De l’or ! tout pour de l’or ! les peuples débordés,
Dont ce monde éveilla l’avarice endormie,
Répandent dans ses champs, de leur foule inondés.
L’écume des humains que l’Europe a vomie.
Toi seul l’as dévasté, ce continent désert
Que tu semblais créer quand tu l’as découvert ;
Et des monceaux de cendre entassés sur la rive,
Des gouffres souterrains où l’on meurt lentement,
Des ossements blanchis, sort une voix plaintive
Qui pousse vers toi seul un long gémissement.
 
Par son rêve oppressé, Colomb, les bras tendus,
De sa couche brûlante écartait cette image.
Elle décroît, s’efface, et ses traits confondus
Se dissipent dans l’air comme un léger nuage.
Tout change : il voit au Nord un empire naissant
Sortir de ces débris fécondés par le sang ;
Ses enfants opprimés s’arment, au cri de guerre,
Du soc dont le tranchant sillonna leurs guérets,
Et du fer créateur qui dans leurs mains naguère
Transformait en cités de sauvages forêts.
 
Ils ont crié victoire ; ils montrent Washington,
Et Colomb reconnaît le héros véritable.
O vieux Cincinnatus, inflexible Caton,
Votre antique vertu n’est donc pas une fable !
Il a fait concevoir à nos coeurs corrompus
Cette étrange grandeur qu’ils ne comprenaient plus.
Un sage auprès de lui dans le conseil prend place,
Et, non moins révéré sous des traits différents,
Il gouverne, il découvre, et par sa double audace
Ravit la foudre aux cieux et le sceptre aux tyrans.
 
Mais pourquoi ce concours, ces transports, ces clameurs ?
Quel monarque ou quel dieu sur ce bord va descendre ?
Un guerrier citoyen foule, en versant des pleurs,
Le sol républicain que jeune il vint défendre.
De respect et d’amour il marche environné ;
Aux genoux d’un seul homme un peuple est prosterné ;
Mais l’hôte bien-aimé, debout sur ce rivage,
Pour la liberté sainte a toujours combattu,
Et le peuple incliné dont il reçoit l’hommage
Ne s’est jamais courbé que devant la vertu.
 
Oh ! combien cet empire a pris un noble essor
Depuis les jours sanglants de sa virile enfance !
Quel avenir l’attend et se révèle encor
Dans la maturité de son adolescence !
Ne cherchant de lauriers que ceux qu’il doit cueillir,
Incorruptible et juste, il grandit sans vieillir,
Se joue avec les mers qu’il couvre de ses voiles,
Et montre, en souriant, aux léopards bannis,
Son pavillon, d’azur, où deux fois douze étoiles
Sont l’emblème flottant de ses peuples unis.
 
L’héroïque leçon qu’il offre aux opprimés
Sous les feux du Midi produit l’indépendance ;
D’autres républicains, contre l’Espagne armés,
En nommant Bolivar chantent leur délivrance.
Tel un jeune palmier, pour féconder ses soeurs,
Fleurit et livre aux vents ses parfums voyageurs ;
Tel ce naissant empire ; et l’exemple qu’il donne
Répand autour de lui comme un parfum sacré,
Qui vers les bords voisins s’exhale et les couronne
Des immortelles fleurs dont lui-même est paré.
« O Liberté, dit-il, sors de ce doux sommeil
« Qu’à l’ombre de mes lois tu goûtes sur ces rives,
« Et que pour s’affranchir l’Europe à ton réveil
« Secoue, en m’appelant, ses mains longtemps captives !
« D’un regard de tes yeux réchauffe ces coeurs froids,
« Engourdis sous un joug dont ils aiment le poids.
« De tout pouvoir injuste éternelle ennemie,
« Va donc, fille du ciel, va par de là les mers,
« Va, toi qu’ils croyaient morte, et qui n’est qu’en)dormie,
« Briser les fers rouilles de-leur vieil univers ! »
 
Colomb se ranimait à cette noble voix.
Terre ! s’écria-t-on, terre ! terre !... il s’éveille ;
Il court : oui, la voilà, c’est elle, tu la vois.
La terre.... ô doux spectacle ! ô transports ! ô merveille !
O généreux sanglots qu’il ne peut retenir !
Que dira Ferdinand, l’Europe, l’avenir ?
Il la donne à son roi, cette terre féconde ;
Son roi va le payer des maux qu’il a soufferts ;
Des trésors, des honneurs en échange d’un monde,
Un trône, ah ! c’était peu !... que reçut-il ? des fers.

Les Messéniennes, Livre III (1835)

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