Casimir Delavigne

Le Départ

A bord de la Madone.

Que la brise des mers te porte mes adieux,
O France, je te quitte ; adieu, France chérie !
Adieu, doux ciel natal, terre où j’ouvris les yeux !
Adieu, patrie ! adieu, patrie !
 
Il tombe, ce mistral, dont le souffle glacé
M’enchaînait dans le port de l’antique Marseille ;
Mon brick napolitain, qui sommeillait la veille
Sur cette onde captive où les vents l’ont bercé,
Aux cris qui frappent mon oreille
Sous ses agrès tremblants s’émeut, frémit, s’éveille,
Et loin du port s’est élancé.
 
O toi, des Phocéens brillante colonie,
Adieu, Marseille, adieu ! Je vois blanchir tes forts.
Puisses-tu féconder, par de constants efforts,
Les germes de vertu, de valeur, de génie,
Dont les Grecs tes aïeux vinrent semer tes bords.
Que la mer te soit douce, et que le ciel prospère
Regarde avec amour tes opulents remparts !
O fille de la Grèce, encore adieu, je pars ;
Sois plus heureuse que ta mère !
 
Je les brave, tes flots, je ris de leur courroux ;
J’aime à sentir dans l’air leur mordante amertume ;
Ils viennent, et de loin soulevant leur écume,
A la proue élancés, ils bondissent vers nous.
Mais, tels que des lions dont la fureur avide
Sous une main connue expire en rugissant,
Je les vois caresser le voile blanchissant
De la Madone qui nous guide,
Lorsque son bras doré, sur leur dos s’abaissant,
Joue avec leur crinière humide.
 
Courage, mon vaisseau ! double ce cap lointain ;
Penche-toi sur les mers ; que le beaupré s’incline
Sous le foc déployé qui s’enfle et le domine.
Mais ce cap, c’est la France ; elle aura fui demain...
Je l’entends demander d’une voix douce et fière,
Sur quels bords, dans quels champs en lauriers plus féconds,
Ma muse va chercher des débris et des noms,
Et des siècles passés évoquer la poussière ?
 
Elle étale au midi ses monuments romains,
Les colonnades de ses bains,
De ses cirques déserts la ruine éloquente,
Ce temple sans rival, dont la main d’Apollon,
Sur des appuis de marbre et des feuilles d’acanthe,
Suspendit l’élégant fronton ;
Ses palais, ses tombeaux, ses théâtres antiques,
Et les deux monts unis où gronde le Gardon
Sous un triple rang de portiques.
 
Elle me montre au nord ses murs irréguliers
Et leurs clochers pieux sortant d’un noir feuillage,
Où j’entendis gémir durant les nuits d’orage
Et la muse des chevaliers,
Et les spectres du moyen âge ;
Ses vieux donjons normands, bâtis par nos aïeux,
Et les créneaux brisés du château solitaire, ‘
Qui raconte leur gloire, en parlant à nos yeux
De ce bâtard victorieux
Dont le bras conquis l’Angleterre.
 
Je la vois, cette France, agiter les rameaux
Du chêne prophétique adoré des druides ;
Elle couronne encor leurs ombres intrépides,
De la verveine des tombeaux,
Et chante les exploits prédits par leurs oracles,
Que, sous les trois couleurs, sous l’aigle ou sous les lis,
Vingt siècles rivaux de miracles
Par la victoire ont accomplis.
 
Puis, voilant sous des pleurs l’éclat dont son oeil brille,
Elle m’invite avec douceur
A reprendre ma place au foyer de famille,
Et murmure les noms d’un père et d’une soeur...
Arrête, mon vaisseau, tu m’emportes trop vite.
Pour mes derniers regards que la France a d’attraits !
Quel parfum de patrie apporte ce vent frais !
Que la patrie est belle au moment qu’on la quitte !
 
Famille, et vous, amis, recevez mes adieux !
Et toi, France, pardonne ! Adieu, France chérie,
Adieu, doux ciel natal, terre où j’ouvris les yeux !
Adieu, patrie ! adieu, patrie !...
 
Deux fois dans les flots purs, où tremblait sa clarté.
J’ai vu briller du ciel l’éblouissante image,
Et dans l’ombre deux fois la proue à son passage
Creuser en l’enflammant un sillon argenté.
Quels sont ces monts hardis, ces roches inconnues ?
Leur pied se perd sous l’onde et leur front dans les nues.
C’est la Corse !... O destin ! Faible enfant sur ce bord,
Sujet à sa naissance et captif à sa mort,
Il part du sein des mers, où plus tard il retombe,
Celui dont la grandeur eut, par un jeu du sort,
Une île pour berceau, pour asile et pour tombe.
 
Tel, du vaste Océan chaque jour nous voyons
Le globe du soleil s’élever sans rayons ;
Il monte, il brille, il monte encore ;
Sur le trône vacant de l’empire des cieux,
Il s’élance, et, monarque, il découvre à nos yeux
Sa couronne de feu dont l’éclat nous dévore ;
Puis il descend, se décolore,
Et dans l’Océan, étonné
De le voir au déclin ce qu’il fut à l’aurore,
Rentrer pâle et découronné.
 
Où va-t-il, cet enfant qui s’ignore lui-même ?
La main des vieux nochers passe sur ses cheveux
Qui porteront un diadème.
Ils lui montrent la France en riant de ses jeux...
Ses jeux seront un jour la conquête et la guerre ;
Les bras de cet enfant ébranleront la terre.
O toi, rivage hospitalier,
Qui le reçois sans le connaître,
Et le rejetteras sans pouvoir l’oublier,
France, France, voilà ton maître ;
Louis, voilà ton héritier.
 
Où va-t-il, ce vainqueur que l’Italie admire ?
Il va du bruit de ses exploits
Réveiller les échos de Thèbe et de Palmire.
Il revient ; tout tremble à sa voix ;
Républicains trompés, courbez-vous sous l’empire !
Le midi de sa gloire alors le couronna
Des rayons d’Austerlitz, de Wagram, d’Iéna.
Esclaves et tyrans, sa gloire était la nôtre,
Et d’un de ses deux bras, qui nous donna des fers,
Appuyé sur la France, il enchaînait de l’autre
Ce qui restait de l’univers.
 
Non, rien n’ébranlera cette vaste puissance !...
L’île d’Elbe à mes yeux se montre et me répond ;
C’est là qu’il languissait, l’oeil tourné vers la France.
Mais un brick fend ces mers : « Courbez-vous sur le pont !
« A genoux ! le jour vient d’éclore ;
« Couchez-vous sur cette arme inutile aujourd’hui !
« Cachez ce lambeau tricolore... »
C’est sa voix : il aborde, et la France est à lui.
 
Il la joue, il la perd ; l’Europe est satisfaite,
Et l’aigle, qui, tombant aux pieds du léopard,
Change en grand capitaine un héros de hasard,
Illustre aussi vingt rois, dont la gloire muette
N’eut jamais retenti dans la postérité ;
Et d’une part dans sa défaite,
Il fait à chacun d’eux une immortalité.
 
Il n’a régné qu’un jour ; mais à travers l’orage
Il versait tant d’éclat sur son peuple séduit,
Que le jour qui suivit son rapide passage,
Terne et décoloré, ressemblait à la nuit.
 
La Liberté parut : son flambeau tutélaire,
Brûlant d’un feu nouveau, nous guide et nous éclaire.
Depuis l’heure où, donnant un maître à des héros,
Rome enfanta César, la nature épuisée
Pour créer son pareil s’est longtemps reposée.
La voilà derechef condamnée au repos.
Respirons sous les lois, et, mieux instruits que Rome,
Profitons, pour fonder leur pouvoir souverain,
Des siècles de répit promis au genre humain
Par l’enfantement d’un seul homme.
 
Défends ta liberté, ce sont là mes adieux !
France, préfère à tout ta liberté chérie ;
Adieu, doux ciel natal, terre où j’ouvris les yeux !
Adieu, patrie ! adieu, patrie !

Les Messéniennes, Livre III (1835)

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