Antoine de Latour

Le lac

C’est une mer, un Lac blême, maculé d’îles
Sombres, et pullulant de vastes crocodiles
Qui troublent l’eau sinistre et qui claquent des dents.
Quand la nuit morne exhale et déroule sa brume,
Un brusque tourbillon de moustiques stridents
Sort de la fange chaude et de l’herbe qui fume,
Et dans l’air alourdi vibre par millions ;
Tandis que, çà et là, panthères et lions,
À travers l’épaisseur de la broussaille noire,
Gorgés de chair vivante et le mufle sanglant,
À l’heure où le désert sommeille, viennent boire ;
Les unes en rasant la terre, et miaulant
De soif et de plaisir, et ceux-ci d’un pas lent,
Dédaigneux d’éveiller les reptiles voraces
Ou d’entendre, parmi le fouillis des roseaux,
L’hippopotame obèse aux palpitants naseaux,
Qui se vautre et qui ronfle, et de ses pattes grasses
Mêle la vase infecte à l’écume des eaux.
 
Loin du bord, du milieu des roches erratiques,
Solitaire, dressant au ciel son large front.
Quelque vieux baobab, témoin des temps antiques,
Tord les muscles noueux de l’immuable tronc
Et prolonge l’informe ampleur de sa ramure
Qu’aucun vent furieux ne courbe ni ne rompt,
Mais qu’il emplit parfois d’un vague et long murmure.
Et sur le sol visqueux, hérissé de blocs lourds,
Saturé d’âcre arôme et d’odeurs insalubres.
Sur cette mer livide et ces îles lugubres,
Sans relâche et sans fin, semble planer toujours
Un silence de mort fait de mille bruits sourds.

Derniers poèmes (1895)

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