La mort est le tout autre. Elle participe de la dimension du sacré. Elle échappe à la pensée. Elle se tient silencieuse derrière toutes les paroles, toutes les explications, toutes les interprétations.
La mort est le tout autre. Elle participe de la dimension du sacré. Elle échappe à la pensée. Elle se tient silencieuse derrière toutes les paroles, toutes les explications, toutes les interprétations. En elle-même, elle n’est pas touchée par celles-ci. Tout ce qui est pensée achoppe sur le mur infranchissable de la mort. La pensée ne peut parler de ce mur que tel qu’elle le voit de son point de vue, mais elle ne peut le franchir. Le mur en tant que tel est une frontière absolue que nul ne trace et que nul ne franchit. La peur ou l’angoisse de la mort appartient à la pensée et n’a rien à voir avec la mort, qui est sans peur et sans angoisse. On ne peut parler d’elle qu’à la manière de la théologie négative, car tout ce qui s’affirme appartient à l’univers de la pensée ou de l’être et, par conséquent, n’appartient pas à la dimension de la mort. Le mot « mort » désigne un pur inconnu. Cet inconnu n’a en lui-même rien d’inquiétant. Il est de l’ordre du vide, du silence, d’un calme transcendantal, ne pouvant être éprouvé par personne, impliquant la disparition de l’ego. Alors que nous sommes attachés à la vie, celle-ci se détache naturellement de nous. La vie s’arrête, le cerveau s’éteint, la mémoire, la pensée et l’ego cessent tout naturellement, comme on glisse dans le sommeil—un sommeil transcendantal. On ne peut parler de la mort que du point de vue de la vie, qu’en la comparant avec des gestes ou des actes de celle-ci, mais la mort échappe absolument à ces comparaisons. Elle se dérobe aux analogies, demeurant au-delà ou en deçà de nos discours, de nos appels, de nos cris, de nos larmes, de nos souffrances. En ce sens, la mort nous donne une grande leçon de rigueur et de sobriété. Si nous parlons de la mort, entretenons des idées, des images ou des croyances à son sujet, nous mourons et voyons mourir autrui sans savoir ou sans comprendre ce qu’elle est. C’est plutôt elle qui nous comprend, nous prend et nous emporte.
Le plus terrible dans la mort, ou plus précisément dans le deuil*, est la pensée ou le sentiment de « jamais plus »: jamais plus nous ne verrons la personne disparue, jamais plus nous ne lui parlerons et entendrons sa voix, jamais plus nous ne la toucherons et serons touchés par elle. C’est cette pensée ou ce sentiment de « jamais plus » qui nous écrase. Là encore, une telle pensée ou un tel sentiment engage le futur alors que, dans la réalité, ce sera au jour le jour, instant par instant, que cette perte sera vécue. Alors même que nous sommes accablés par ce « jamais plus », la mort, paradoxalement, en arrivant si soudainement, sans être invitée, nous indique précisément que nous ne devons pas compter sur le futur, qu’il n’est pas du tout sûr, que la vie se déroule dans la dimension d’un présent au-delà ou en deçà du temps. Mais nous n’entendons pas la leçon de la mort, la pensée continue son cours et réaffirme son impérialisme, celui-là même qui vient pourtant d’être complètement remis en question par le surgissement ou l’événement de la mort.
Mais il y a autre chose. Celui qui pleure la mort d’un bien-aimé ne pleure-t-il pas sur lui-même, sur la partie de lui-même qui a été emportée avec la personne disparue ? Allons plus loin. La personne disparue a-t-elle vraiment été bien aimée ? Si l’on pleure, n’est-ce pas précisément parce qu’à trop d’occasions, nous avons mal aimé ? Cependant, tout le monde aime mal. Même la personne décédée aimait parfois mal. Elle-même n’était pas sans défauts. Nul n’est parfait. Nous ne l’avons pas été avec elle comme elle ne l’a pas été avec nous. C’est notamment sur tout cela que nous pleurons. L’occasion ne nous est-elle pas donnée de nous réconcilier en profondeur avec notre commune imperfection ? Pardonnons à la personne décédée ses imperfections et pardonnons-nous les nôtres. Prenons occasion de la mort pour nous réconcilier avec la vie—la vie pleine d’aléas, de bifurcations, de bon et de mauvais—de la personne disparue et avec la nôtre.
Nous pleurons également sur tout ce qui, dans notre vie, est inséparable de la personne décédée et qu’elle a, par conséquent, emporté avec elle. Nous pleurons sur des pans de notre passé, donc de notre identité, sur des souvenirs, sur des regrets, sur des projets, sur un vide créé soudainement au cœur de notre vie. Peut-être pleurons-nous aussi, par anticipation, sur notre propre mort. Celui qui meurt devant nous n’est-il pas l’image de celui que nous serons ? Nous savons que nous serons aussi entraînés à notre corps défendant dans cette aventure plus grande que tout, aventure sacrée dans laquelle les appréhensions, les angoisses, les idées, les images, les larmes sont noyées et emportées. Nous aussi serons emportés malgré nous dans ce mouvement que nul ne comprend, qui échappe à toute expérience.
La vie est-elle capable d’apprendre de la mort et d’apprendre, de ce fait, à mieux vivre, à se débarrasser des illusions de la pensée, des faux problèmes, des souffrances inutiles ? Peut-elle goûter au fond d’elle-même à ce calme surhumain, transcendantal, dont la mort lui offre le spectacle ? Si la pensée, elle, n’apprend pas, parce que la leçon qui lui est donnée la dépasse, le corps silencieux, lui, voit et saisit vaguement et mystérieusement, sur le mode de l’empathie et du sentir. Il y a en lui quelque chose qui comprend et accepte ce que la pensée ne peut comprendre et refuse. Peut-être la leçon peut-elle s’insinuer dans les couches et les vaisseaux profonds de la vie au point de transformer la qualité de celle-ci. Pour ce faire, une sorte de mort ne doit-elle pas se produire au cœur même de la vie, mort et vie ne doivent-elles pas avancer en alliées, s’épaulant et se renforçant ? Ne doit-on pas mourir au sein de la vie pour goûter à un silence ou à un calme dont la vie, habituellement si agitée et tiraillée, est si peu coutumière ? Cela cependant doit se faire aussi naturellement ou spontanément que la mort du corps entier le prend et l’emporte. Laissons-nous instruire par la mort, laissons-nous traverser par sa majesté, voyons que le moi n’est qu’un frêle esquif emporté sur ses flots impersonnels. La mort efface tout, bon et mauvais, plaisirs et souffrances, qualités et défauts, permettant à la vie de renaître et de rejaillir, nouvelle, gratuite, innocente, inconnue.
Il faut laisser la puissance de la mort nous transformer, effectuer en nous la révolution radicale dont nous avons tellement besoin, éliminer en nous tout ce qui est superflu, inutile et nuisible, nettoyer notre vie de tout ce qui l’encombre stérilement afin de la rendre plus créatrice dans les grandes et les petites choses, dans une œuvre particulière et dans l’œuvre complète d’une vie telle qu’elle avance au jour le jour, sans laisser beaucoup de traces, au fil des rencontres, des sensations, des défis, des questions. Au lieu de considérer la mort comme une ennemie, de la craindre ou de nous braquer contre elle, apprenons d’elle, ouvrons-nous à elle, faisons-en une alliée, la plus puissante que notre vie puisse avoir, une alliée qui, par la force de son silence et de son calme, est capable de dissoudre ce que toute la pensée du monde est impuissante à résoudre. Mourons à ce qui est mort, à toutes ces puissances que nous transportons avec nous et qui, tels des vampires infiltrés en nous, nous vident de notre énergie vitale. L’enfant naît d’une espèce de mort. Il n’était pas et il est. Il nous faut semblablement mourir au sein de notre vie si nous voulons renaître, si un nouvel homme doit prendre la place de l’ancien, non pas un nouvel homme qui est condamné à redevenir ancien, mais qui puisse puiser continuellement dans l’énergie silencieuse de la mort, qui puisse mourir chaque nuit afin de renaître chaque jour. Une telle mort n’arrive pas une fois pour toutes, mais elle accompagne la vie tout au long de son cours. La vie a besoin de coupures, de ruptures, de discontinuités pour se renouveler, pour sentir autrement, voir autrement, penser autrement, vivre autrement. L’énergie de la mort est douce, silencieuse, calme. Elle efface, fait le vide, libère l’espace pour une ouverture renouvelée. Il s’agit d’une mort naturelle qui se fait sans effort, sans être voulue ni provoquée. Elle arrive d’elle-même, telle une immense vague impersonnelle. La rive est envahie par une puissance inconnue, invisible, et sont emportés les scories et les déchets. Une telle puissance n’est pas de la nature de l’être. Elle déjoue les questions et les problèmes. Elle déjoue toute logique. Elle est inexprimable. La pensée bute contre elle. Tout ce qu’elle en dit est faux ou inadéquat.
Mais revenons brièvement sur la question du deuil. À nos supplications et à nos prières, à nos protestations et à nos révoltes, en dépit des liens très étroits que nous entretenions avec le défunt, quelle que soit la violence de notre désir et de notre souffrance, la mort impassible, impersonnelle, oppose une fin de non-recevoir. Si nous voulons entrer en contact avec elle, nous devons mourir nous aussi, en l’occurrence mourir intérieurement. Ce n’est pas en pensant au mort que nous entrons en contact avec lui. La pensée n’accomplit-elle pas face au mort ce qu’elle accomplit face à tous ses objets ? Elle ne peut saisir, toucher, empoigner son objet. L’objectivation même implique une distance ou une séparation intrinsèque. La pensée ne peut notamment embrasser le présent, mais seulement le passé ou le futur, à savoir ce qui est absent. Si elle embrasse le présent, c’est en le représentant, donc à l’intérieur d’un essentiel décalage ou délai : il s’agit du présent tel qu’il vient tout juste d’avoir lieu. Si nous pensons tellement à nos disparus, si notre pensée y revient comme attirée par un aimant, n’est-ce pas parce qu’ils sont absents d’une manière radicale ou suprême ? C’est comme si la pensée ressentait une affinité secrète avec les morts, se trouvait avec eux dans son élément—l’élément de la distance et de l’absence—, celui-là même dans lequel elle se trouve avec les vivants, auxquels elle ne pense d’ailleurs que dans la mesure où ils sont absents, se rapportant à leur représentation plutôt qu’à leur présence. C’est la pensée qui supplie, qui prie, qui proteste et se révolte. Remarquons qu’il n’est pas question de forcer la pensée à quoi que ce soit. Nous l’avons suffisamment souligné : il est impossible de forcer la pensée à être silencieuse, car c’est alors la pensée qui se force et, ce faisant, s’agite, se perpétue et se renforce, obtenant le contraire de ce qu’elle désire, devenant plus bavarde, plus insistante, plus obsédée, au lieu d’être calme et silencieuse comme elle le voudrait. Il est impossible d’obtenir la paix en violentant la pensée. Cette dernière est plus forte que nous, plus encore, elle constitue le « nous »; désir et volonté font partie d’elle. Nous ne pouvons que la voir ou l’observer à l’œuvre et comprendre en profondeur sa nature involontaire. C’est dans l’acte d’observer que prennent naissance une force et une joie dépassant le problème posé. Une puissance impersonnelle est à l’œuvre dans l’acte d’observer, puissance impersonnelle rejoignant celle de la mort. Il s’agit d’une puissance sans raison, se trouvant en deçà des explications et des interprétations, puissance connectée à celle du monde ou de la réalité, puissance sans pourquoi, antérieure à toutes les questions. C’est de l’intérieur, de manière immanente, quand « nous » ne faisons qu’un avec la pensée—à savoir avec la prière, la révolte, la souffrance—qu’autre chose peut advenir de soi-même, en nous surprenant, quelque chose qui ne dépend pas de notre désir ou de notre volonté, qui ne peut être produit par nous, qui doit naître de soi-même et arriver comme un don ou une grâce.
Puisque nous ne pouvons rien contre la mort, pouvons-nous la laisser transformer notre vie, la simplifier, la rendre plus sobre, plus rigoureuse ? Puisque nous-mêmes allons mourir, pouvons-nous apprendre de notre mort ? Et comment pouvons-nous apprendre, sinon en mourant maintenant, en coupant avec le passé, avec le savoir, avec les images, avec les désirs ? Une telle mort est-elle possible ? En fait, la mort arrive sans être possible ; elle déjoue les possibles ; avant qu’elle ne soit, elle est impossible ; il y a en elle quelque chose d’irréductiblement impossible, échappant à toute pensée. C’est celle-ci qui pose la question de la possibilité de la mort et c’est pour elle que la mort est impossible. Et pourtant, la mort arrive sans demander l’avis de personne, déjouant les plans et défaisant les logiques, court-circuitant le possible et l’impossible. De même, au sein de la vie, la mort advient, même si elle est impossible, même si tous les arguments la réfutent et la contredisent. Elle doit advenir d’emblée, d’elle-même, avant que toute question ne soit posée à son sujet, toute question ayant pour effet de rendre la mort impossible. L’impossible doit s’accomplir si la vie doit avoir un sens immanent, non pas un sens projeté ou espéré, un sens transcendant appartenant à une autre vie, mais un sens vivant, ne faisant qu’un avec l’action ou la passion de vivre ici et maintenant. L’impossible, c’est précisément l’acte ou la passion de mourir naturellement et spontanément. Seulement ainsi l’esprit peut-il demeurer ouvert, innocent et jouir d’une immense vitalité. Cela est simple, malgré les apparences de grande complication que cela peut prendre aux yeux de la pensée. Cela a la simplicité, le tranchant, la rigueur, la sobriété de la mort au cœur de la vie, par-delà les causes et les raisons, les analyses et les explications, les preuves et les arguments. L’acte de mourir échappe à tous ces moyens mis en branle par la pensée pour construire et étendre son empire. Plus encore, c’est précisément parce qu’il y échappe radicalement que cet acte remet en question cet empire. La pensée garde sa fonction et son utilité, mais elle cesse de régner en maîtresse se prétendant toute-puissante, alors même que son activité produit autant de mal que de bien. La pensée est remise doucement, sans violence, à sa place. Au lieu de trôner au-dessus de tout, se subordonnant le corps, la vie et la terre, elle se remet au service de ce qui est plus ample qu’elle et dont elle n’est qu’un fragment. Nous savons que la pensée a prétendu s’élever au-dessus du corps, de la vie et de la terre. Elle s’est projetée dans un Dieu transcendant. Certaines de ses idées et de ses images provoquent blessures, massacres, destructions. Le problème posé ici est à la fois individuel et universel. La mort est commune à tous les humains. Elle lance un défi à tous. Elle peut transformer la vie de chacun. Comment entrer en contact avec elle sans la trahir, la réduire, la déformer ? Toute idée, toute image s’avèrent inadéquates. Seul le silence, seule une forme de mort peut rencontrer la mort. Tant que la pensée parle, se meut, s’agite, projette des idées, des images, des émotions, des croyances, des interprétations, elle demeure enfermée en elle-même et n’établit pas le contact, qui implique l’immobilité de la pensée. Le contact avec le tout autre qu’est la mort implique que la pensée s’arrête. C’est quand l’esprit voit clairement, comme un fait, que toute action ou réaction de la pensée est inadéquate, que celle-ci se calme ou s’arrête d’elle-même. Seulement par le calme ou le silence l’esprit peut-il toucher—sans mots, sans explications, sans images, sans croyances—l’immensité mystérieuse et sacrée de la mort.
Si la naissance pose le problème de l’apparition, la mort pose celui de la disparition. L’un n’est pas moins mystérieux que l’autre. La joie qui accompagne l’un est l’envers de la tristesse qui accompagne l’autre. Comme nous l’avons vu, les deux sont en fait indissociables, mort et vie s’appelant mutuellement, ne pouvant exister l’une sans l’autre. C’est grâce à la mort au sein de la vie que l’on peut naître à nouveau, comme c’est grâce à la mort des générations antérieures que les nouvelles peuvent apparaître. Cependant, si l’apparition d’un nouvel être prend du temps, sa disparition peut se faire très rapidement. Cela étonne, cela contribue à la souffrance chez les survivants, ils n’ont pas eu le temps de s’y préparer, contrairement aux futurs parents qui ont le temps de se préparer à l’arrivée de l’enfant. Cependant, malgré cette préparation, l’élément de surprise reste grand. Il y a quelque chose d’imprévisible et d’irreprésentable dans tout événement. Cela est particulièrement vrai de la mort, car à la rapidité de son surgissement succède un temps dans lequel le défunt se trouve à jamais absent, mort pour toujours. Toujours, jamais : des abîmes qui nous donnent le vertige. Il y a là quelque chose d’impossible et d’inaccessible. Et pourtant, la mort est un fait irréfutable. Qui plus est, ce sont nos arguments et nos raisonnements, nos protestations et nos plaintes qui, à son aune, apparaissent bien pâles et manquant singulièrement de force et de rigueur. Il y a quelque chose de trop grand, de trop inhumain dans l’absence d’écho ou de réponse, dans l’absence radicale de signe de vie. En même temps, cela constitue une leçon suprême pour la vie. Celle-ci est forcée de toucher ses limites, forcée de se taire, forcée d’être le témoin de quelque chose qu’elle ne peut intégrer ou assimiler, qu’elle ne peut prendre ou comprendre. La mort force la vie à aller au bout d’elle-même, à atteindre un niveau de vide, de silence ou de calme qu’elle atteint rarement dans les circonstances ordinaires. La vie bute contre un mur incompréhensible, absurde—véritable mur des lamentations. Elle a beau s’exciter, s’énerver, s’agiter, s’angoisser, se lamenter, ce mur demeure imperturbable, infranchissable. La vie peut-elle voir ce mur, saisir l’absolu de ce mur et toucher ses propres limites ? Peut-elle respecter ce mur et ne pas s’agiter inutilement pour le franchir ? Peut-elle vivre avec ce mur en le respectant pleinement, en voyant son caractère sacré, en ne faisant aucun effort pour le transgresser ? Peut-elle être instruite par ce mur, être alimentée ou inspirée par lui ?
Mesurées à l’aune de la mort, beaucoup de choses apparaissent mesquines, insignifiantes. La mort peut faire le grand ménage, nous connecter à l’essentiel, éliminer les faux problèmes. Mais encore faut-il commencer par éliminer les pensées stériles que nous avons vis-à-vis de la mort, laisser tomber les faux problèmes que nous nous posons à son sujet. En d’autres mots, il nous faut la laisser être dans son altérité radicale, dans son mystère insondable et non tenter de l’intégrer assez platement, trop souvent, à nos représentations, à nos attentes, à nos espoirs et à nos désirs coutumiers. Si nous réduisons la mort à ce que nous connaissons ou croyons, nous refoulons son altérité et nous refusons d’être transformés par elle. Nous l’assimilons de force à nos catégories, à nos habitudes mentales, à nos peurs, à nos désirs. Nous ne sommes pas à l’écoute de ce qu’elle comporte de tout autre, d’inassimilable et d’incompréhensible. Sous des prétextes parfois religieux, nous l’intégrons à une continuité à laquelle nous sommes habitués et dénions son caractère sacré, son pouvoir de rupture absolue. Nos croyances de nature prétendument religieuse—et qui ne sont, en fait, que des réponses que nous voulons entendre à nos peurs et à nos désirs—nous empêchent paradoxalement d’être véritablement pieux, c’est-à-dire de nous laisser traverser ou inspirer par la paix sacrée ou transcendantale dont la mort est porteuse. Nous ne lui laissons pas la chance de nous instruire, nous lui disons d’emblée ce qu’elle est ou ce qu’elle devrait être pour nous satisfaire, pour combler nos attentes, pour ne pas déranger nos habitudes, pour confirmer nos illusions. N’y a-t-il pas là une forme de lâcheté en même temps qu’une extraordinaire occasion ratée d’opérer une véritable révolution dans notre vie ? Ne nous blindons-nous pas contre ce que l’événement a de nouveau, de radical, d’absolu, parce qu’il va à l’encontre de ce que nous pensons, croyons et espérons ? C’est le passé qui continue et qui ne veut pas mourir, c’est le connu, l’autorité, la tradition, l’habitude qui insistent, c’est ce qu’il y a paradoxalement en nous de mort qui nous empêche de nous ouvrir à la nouveauté absolue, radicale, insondable de la mort. Celle-ci en effet opère une rupture absolue, impossible, impensable. Elle effectue tout naturellement la plus radicale transformation qui soit. N’est-ce pas là une extraordinaire leçon pour nous qui aspirons tellement à changer, qui faisons tant d’efforts—alors même que ceux-ci nous maintiennent au contraire dans la continuité—, qui ne savons pas comment nous y prendre, qui nous agitons et ne cessons de penser ? Ne nous faut-il pas, à l’exemple de la mort, nous arrêter, cesser de lutter et d’aspirer, demeurer immobiles ?
On dit qu’une personne, juste avant de mourir, revoit sa vie en une sorte de panorama complexe et subtil comme si toutes les traces—les événements, les personnages, les masques—venaient faire un dernier tour de piste avant de s’effacer complètement. Le contraste n’en est alors que plus fort entre le film synthétique d’une vie et le silence ou le vide absolu qui y met fin. Il y a une différence incommensurable entre tout le contenu de la mémoire constituant le moi et le vide de la mort mettant fin au moi. La mort garde son caractère mystérieux, incompréhensible. Répétons-le, elle est le tout autre. On tente de comparer et d’opposer diverses pensées, l’occidentale et l’orientale, la grecque et la chinoise, mais, ce faisant, on en demeure à l’intérieur du vaste domaine de la pensée, on ne touche pas au tout autre. Celui-ci est de la nature de la mort, participe à son vide et à son silence. Aucune pensée, occidentale ou orientale, chrétienne ou bouddhiste, judaïque ou taoïste, musulmane ou confucianiste, ne peut y toucher. La mort en tant que telle échappe à la culture, à la religion, à la science, à la philosophie, à la civilisation. Elle n’est pas une pensée du dehors, mais, plus radicalement encore, le dehors de toute pensée. La pensée ne peut que la déformer, la traduire, l’assimiler plus ou moins, donc la rater dans son altérité radicale. Et pourtant, ce dehors absolu insiste d’autant plus, il est aussi irréfutable qu’insaisissable. La pensée doit abandonner sa prétention de l’intégrer. La mort indique plutôt du dehors les limites de la pensée, qui doit se résorber, se taire afin de se mettre au diapason du silence de la mort. Seulement ainsi peut-elle la toucher, avec un doigt qui ne contrôle ni ne maîtrise, qui n’explique ni ne comprend. Il s’agit de goûter la leçon de la mort. Seul celui qui fait silence peut goûter cette leçon.
Date de création :-1-11-30 | Date de modification :2012-04-10
Notes
Source : Pierre Bertrand, La conversion du regard, chapitre 9, « L’altérité du regard », Montréal, Liber, 2005, p. 151-161.
Avec l’aimable autorisation de l’auteur et des Éditions Liber.
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