Yves Bonnefoy

Dedham, vu de langham

I
 
Dedham, vu de
Langham.
L’été est sombre
 
Où des nuages se rassemblent.
On pourrait croire
 
Que tout cela, haies, villages au loin,
 
Rivière, va finir.
Que la terre n’est pas
 
Même l’éternité des bêtes, des arbres,
Et que ce son de cloches, qui a quitté
La tour de cette église, se dissipe,
Bruit simplement parmi les bruits terrestres,
Comme l’espoir que l’on a quelquefois
D’avoir perçu des signes sur des pierres
Tombe, dès qu’on voit mieux ces traits en désordre,
Ces taches, ces sursauts de la chose nue.
 
Mais tu as su mêler à ta couleur
Une sorte de sable qui du ciel
Accueille l’étincellement dans la matière.
Là où c’était le hasard qui parlait
Dans les éboulements, dans les nuées,
Tu as vaincu, d’un début de musique,
La forme qui se clôt dans toute vie.
 
Tu écoutes le bruit d’abeilles des choses claires,
Son gonflement parfois, cet absolu
Qui vibre dans le pré parmi les ombres,
Et tu le laisses vivre en toi, et tu t’allèges
De n’être plus ainsi hâte ni peur.
 
O peintre,
Comme une main presse une grappe, main divine,
De toi dépend le vin ; de toi, que la lumière
Ne soit pas cette griffe qui déchire
Toute forme, toute espérance, mais une joie
Dans les coupes même noircies du jour de fête.
Peintre de paysage, grâce à toi
Le ciel s’est arrêté au-dessus du monde
Comme l’ange au-dessus d’Agar quand elle allait,
Le cœur vide, dans le dédale de la pierre.
Et que de plénitude est dans le bruit,
Quand tu le veux, du ruisseau qui dans l’herbe
A recueilli le murmure des cloches,
Et que d’éternité se donne dans l’odeur
De la fleur la plus simple !
C’est comme si
La terre voulait bien ce que l’esprit rêve.
Et la petite fille qui vient en rêve
 
Jouer dans la prairie de
Langham, et regarde
 
Quelquefois ce
Dedham au loin, et se demande
Si ce n’est pas là-bas qu’il faudrait vivre,
Cueille pour rien la fleur qu’elle respire
Puis la jette et l’oublie ; mais ne se rident
Dans l’éternel été
Les eaux de cette vie ni de cette mort.
 
II
 
Peintre,
Dès que je t’ai connu je t’ai fait confiance,
Car tu as beau rêver tes yeux sont ouverts
Et risques-tu ta pensée dans l’image
Comme on trempe la main dans l’eau, tu prends le fruit
De la couleur, de la forme brisées,
Tu le poses réel parmi les choses dites.
 
Peintre,
J’honore tes journées, qui ne sont rien
Que la tâche terrestre, délivrée
Des hâtes qui l’aveuglent.
Rien que la route
Mais plus lente là-bas dans la poussière.
Rien que la cime
Des montagnes d’ici mais dégagée,
Un instant, de l’espace.
Rien que le bleu
De l’eau prise du puits dans le vert de l’herbe
Mais pour la conjonction, la métamorphose
Et que monte la plante d’un autre monde,
Palmes, grappes de fruits serrées encore,
Dans l’accord de deux tons, notre unique vie.
Tu peins, il est cinq heures dans l’éternel
De la journée d’été.
Et une flamme
Qui brûlait par le monde se détache
Des choses et des rêves, transmutée.
On dirait qu’il ne reste qu’une buée
Sur la paroi de verre.
 
Peintre,
L’étoile de tes tableaux est celle en plus
De l’infini qui peuple en vain les mondes.
Elle guide les choses vers leur vraie place,
Elle enveloppe là leur dos de lumière,
Plus tard,
Quand la main du dehors déchire l’image,
Tache de sang l’image,
Elle sait rassembler leur troupe craintive
Pour le piétinement de nuit, sur un sol nu.
 
Et quelquefois,
Dans le miroir brouillé de la dernière heure,
Elle sait dégager, dit-on, comme une main
Essuie la vitre où a brillé la pluie,
Quelques figures simples, quelques signes
Qui brillent au-delà des mots, indéchiffrables
Dans l’immobilité du souvenir.
Formes redessinées, recolorées
A l’horizon qui ferme le langage,
C’est comme si la foudre qui frappait
Suspendait, dans le même instant, presque éternel,
Son geste d’épée nue, et comme surprise
Redécouvrait le pays de l’enfance,
Parcourant ses chemins ; et, pensive, touchait
Les objets oubliés, les vêtements
Dans de vieilles armoires, les deux ou trois
Jouets mystérieux de sa première
 
Allégresse divine.
Elle, la mort,
Elle défait le temps qui va le monde,
Montre le mur qu’éclaire le couchant,
Et mène autour de la maison vers la tonnelle
Pour offrir, ô bonheur ici, dans l’heure brève,
Les fruits, les voix, les reflets, les rumeurs,
Le vin léger dans rien que la lumière.
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