Victor Hugo

Post-scriptum des rêves

C’était du temps que j’étais jeune ;
Je maigrissais ; rien ne maigrit
Comme cette espèce de jeûne
Qu’on appelle nourrir l’esprit.
 
J’étais devenu vieux, timide,
Et jaune comme un parchemin,
À l’ombre de la pyramide
Des bouquins de l’esprit humain.
 
Tous ces tomes que l’âge rogne
Couvraient ma planche et ma cloison.
J’étais parfois comme un ivrogne
Tant je m’emplissais de raison.
 
Cent bibles encombraient ma table ;
Cent systèmes étaient dedans ;
On eût, par le plus véritable,
Pu se faire arracher les dents.
 
Un jour que je lisais Jamblique,
Callinique, Augustin, Plotin,
Un nain tout noir à mine oblique
Parut et me dit en latin :
 
—« Ne va pas plus loin. Jette l’ancre,
« Fils, contemple en moi ton ancien,
« Je m’appelle Bouteille-à-l’encre ;
« Je suis métaphysicien.
 
« Ton front fait du tort à ton ventre.
« Je viens te dire le fin mot
« De tous ces livres où l’on entre
« Jocrisse et d’où l’on sort grimaud.
 
« Amuse-toi. Sois jeune, et digne
« De l’aurore et des fleurs. Isis
« Ne donnait pas d’autre consigne
« Aux sages que l’ombre a moisis.
 
« Un verre de vin sans litharge
« Vaut mieux, quand l’homme le boit pur,
« Que tous ces tomes dont la charge
« Ennuie énormément ton mur.
 
« Une bamboche à la Chaumière,
« D’où l’on éloigne avec soin l’eau,
« Contient cent fois plus de lumière
« Que Longin traduit par Boileau.
 
« Hermès avec sa bandelette
« Occupe ton coeur grave et noir ;
« Bacon est le livre où s’allaite
« Ton esprit, marmot du savoir.
 
« Si Ninette, la giletière,
« Veut la bandelette d’Hermès
« Pour s’en faire une jarretière,
« Donne-la-lui sans dire mais.
 
« Si Fanchette ou Landerirette
« Prend dans ton Bacon radieux
« Du papier pour sa cigarette,
« Fils des muses, rends grâce aux dieux.
 
« Veille, étude, ennui, patience,
« Travail, cela brûle les yeux ;
« L’unique but de la science
« C’est d’être immensément joyeux.
 
« Le vrai savant cherche et combine
« Jusqu’à ce que de son bouquin
« Il jaillisse une Colombine
« Qui l’accepte pour Arlequin.
 
« Maxime : N’être point morose,
« N’être pas bête, tout goûter,
« Dédier son nez à la rose,
« Sa bouche à la femme, et chanter.
 
« Les anciens vivaient de la sorte ;
« Mais vous êtes dupes, vous tous,
« De la fausse barbe que porte
« Le profil grec de ces vieux fous.
 
« Fils, tous ces austères visages
« Sur les plaisirs étaient penchés.
« L’homme ayant inventé sept sages,
« Le bon Dieu créa sept péchés.
 
« Ô docteurs, comme vous rampâtes !
« Campaspe est nue en son grenier
« Sur Aristote à quatre pattes ;
« L’esprit a l’amour pour ânier.
 
« Grâce à l’amour, Socrate est chauve.
« L’amour d’Homère est le bâton.
« Phryné rentrait dans son alcôve
« En donnant le bras à Platon.
 
« Salomon, repu de mollesses,
« Étudiant les tourtereaux,
« Avait juste autant de drôlesses
« Que Léonidas de héros.
 
« Sénèque, aujourd’hui sur un socle,
« Prenait Chloé sous le menton.
« Fils, la sagesse est un binocle
« Braqué sur Minerve et Goton.
 
« Les nymphes n’étaient pas des ourses,
« Horace n’était pas un loup ;
« Lise aujourd’hui se baigne aux sources,
« Et Tibur s’appelle Saint-Cloud.
 
« Les arguments dont je te crible
« Te sauveront, toi-même aidant,
« De la stupidité terrible,
« Robe de pierre du pédant.
 
« Guette autour de toi si quelque être
« Ne sourit pas innocemment ;
« Un chant dénonce une fenêtre,
« Un pot de fleurs cherche un amant.
 
« La grisette n’est point difforme,
« On donne aux noirs soucis congé
« Pour peu que le soir on s’endorme
« Sur un oreiller partagé.
 
« Aime. C’est ma dernière botte.
« Et je mêle à mes bons avis
« Cette fillette qui jabote
« Dans la mansarde vis-à-vis. »
 
Or je n’écoutai point ce drôle,
Et je le chassai. Seulement,
Aujourd’hui que sur mon épaule
Mon front penche, pâle et clément,
 
Aujourd’hui que mon oeil plus blême
Voit la griffe du sphinx à nu,
Et constate au fond du problème
Plus d’infini, plus d’inconnu,
 
Aujourd’hui que, hors des ivresses,
Près des mers qui vont m’abîmer,
Je regarde sur les sagesses
Les religions écumer,
 
Aujourd’hui que mon esprit sombre
Voit sur les dogmes, flot changeant,
L’épaisseur croissante de l’ombre,
Ô ciel bleu, je suis indulgent
 
Quand j’entends, dans le vague espace
Où toujours ma pensée erra,
Une belle fille qui passe
En chantant traderidera.

Les chansons des rues et des bois (1865)

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