Victor Hugo

Les trop heureux

Quand avec celle qu’on enlève,
Joyeux, on s’est enfui si loin,
Si haut, qu’au-dessus de son rêve
On n’a plus que Dieu, doux témoin ;
 
Quand, sous un dais de fleurs sans nombre,
On a fait tomber sa beauté
Dans quelque précipice d’ombre,
De silence et de volupté ;
 
Quand, au fond du hallier farouche,
Dans une nuit pleine de jour,
Une bouche sur une bouche
Baise ce mot divin : amour !
 
Quand l’homme contemple la femme,
Quand l’amante adore l’amant,
Quand, vaincus, ils n’ont plus dans l’âme
Qu’un muet éblouissement,
 
Ce profond bonheur solitaire,
C’est le ciel que nous essayons.
Il irrite presque la terre
Résistante à trop de rayons.
 
Ce bonheur rend les fleurs jalouses
Et les grands chênes envieux,
Et fait qu’au milieu des pelouses
Le lys trouve le rosier vieux ;
 
Ce bonheur est si beau qu’il semble
Trop grand, même aux êtres ailés ;
Et la libellule qui tremble,
La graine aux pistils étoilés,
 
Et l’étamine, âme inconnue
Qui de la plante monte au ciel,
Le vent errant de nue en nue,
L’abeille errant de miel en miel,
 
L’oiseau, que les hivers désolent,
Le frais papillon rajeuni,
Toutes les choses qui s’envolent,
En murmurant dans l’infini.

Les chansons des rues et des bois (1865)

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