Victor Hugo

Cæruleum mare

Quand je rêve sur la falaise,
Ou dans les bois, les soirs d’été,
Sachant que la vie est mauvaise,
Je contemple l’éternité.
 
A travers mon sort mêlé d’ombres,
J’aperçois Dieu distinctement,
Comme à travers des branches sombres
On entrevoit le firmament !
 
Le firmament ! où les faux sages
Cherchent comme nous des conseils !
Le firmament plein de nuages,
Le firmament plein de soleils !
 
Un souffle épure notre fange.
Le monde est à Dieu, je le sens.
Toute fleur est une louange,
Et tout parfum est un encens.
 
La nuit on croit sentir Dieu même
Penché sur l’homme palpitant.
La terre prie et le ciel aime.
Quelqu’un parle et quelqu’un entend.
 
Pourtant, toujours à notre extase,
Ô Seigneur, tu te dérobas ;
Hélas ! tu mets là-haut le vase,
Et tu laisses la lèvre en bas !
 
Mais un jour ton œuvre profonde,
Nous la saurons, Dieu redouté !
Nous irons voir de monde en monde
S’épanouir ton unité ;
 
Cherchant dans ces cieux que tu règles
L’ombre de ceux que nous aimons,
Comme une troupe de grands aigles
Qui s’envole à travers les monts !
 
Car, lorsque la mort nous réclame,
L’esprit des sens brise le sceau.
Car la tombe est un nid où l’âme
Prend des ailes comme l’oiseau !
 
Ô songe ! ô vision sereine !
Nous saurons le secret de tout,
Et ce rayon qui sur nous traîne,
Nous en pourrons voir l’autre bout !
 
Ô Seigneur ! l’humble créature
Pourra voir enfin à son tour
L’autre côté de la nature
Sur lequel tombe votre jour !
 
Nous pourrons comparer, poètes,
Penseurs croyant en nos raisons,
A tous les mondes que vous faites
Tous les rêves que nous faisons !
 
*
* *
 
En attendant, sur cette terre,
Nous errons, troupeau désuni,
Portant en nous ce grand mystère :
Œil borné, regard infini.
 
L’homme au hasard choisit sa route ;
Et toujours, quoi que nous fassions,
Comme un bouc sur l’herbe qu’il broute,
Vit courbé sur ses passions.
 
Nous errons, et dans les ténèbres,
Allant où d’autres sont venus,
Nous entendons des voix funèbres
Qui disent des mots inconnus.
 
Dans ces ombres où tout s’oublie,
Vertu, sagesse, espoir, honneur,
L’un va criant : Élie ! Élie !
L’autre appelant : Seigneur ! Seigneur !
 
Hélas ! tout penseur semble avide
D’épouvanter l’homme orphelin ;
Le savant dit : Le ciel est vide !
Le prêtre dit : L’enfer est plein !
 
Ô deuil ! médecins sans dictames,
Vains prophètes aux yeux déçus,
L’un donne Satan à nos âmes,
L’autre leur retire Jésus !
 
L’humanité, sans loi, sans arche,
Suivant son sentier desséché,
Est comme un voyageur qui marche
Après que le jour est couché.
 
Il va ! la brume est sur la plaine.
Le vent tord l’arbre convulsif.
Les choses qu’il distingue à peine
Ont un air sinistre et pensif.
 
Ainsi, parmi de noirs décombres,
Dans ce siècle le genre humain
Passe et voit des figures sombres
Qui se penchent sur son chemin.
 
Nous, rêveurs, sous un toit qui croule,
Fatigués, nous nous abritons,
Et nous regardons cette foule
Se plonger dans l’ombre à tâtons !
 
*
* *
 
Et nous cherchons, souci morose !
Hélas ! à deviner pour tous
Le problème que nous propose
Toute cette ombre autour de nous !
 
Tandis que, la tête inclinée,
Nous nous perdons en tristes vœux,
Le souffle de la destinée
Frissonne à travers nos cheveux.
 
Nous entendons, race asservie,
Ce souffle passant dans la nuit
Du livre obscur de notre vie
Tourner les pages avec bruit !
 
Que faire ? – À ce vent de la tombe,
Joignez les mains, baissez les yeux,
Et tâchez qu’une lueur tombe
Sur le livre mystérieux !
 
–D’où viendra la lueur, ô père ?
Dieu dit : – De vous, en vérité.
Allumez, pour qu’il vous éclaire,
Votre cœur par quelque côté !
 
Quand le cœur brûle, on peut sans crainte
Lire ce qu’écrit le Seigneur.
Vertu, sous cette clarté sainte,
Est le même mot que Bonheur.
 
Il faut aimer ! l’ombre en vain couvre
L’œil de notre esprit, quel qu’il soit.
Croyez, et la paupière s’ouvre !
Aimez, et la prunelle voit !
 
Du haut des cieux qu’emplit leur flamme,
Les trop lointaines vérités
Ne peuvent au livre de l’âme
Jeter que de vagues clartés.
 
La nuit, nul regard ne sait lire
Aux seuls feux des astres vermeils ;
Mais l’amour près de nous vient luire,
Une lampe aide les soleils.
 
Pour que, dans l’ombre où Dieu nous mène,
Nous puissions lire à tous moments,
L’amour joint sa lumière humaine
Aux célestes rayonnements !
 
Aimez donc ! car tout le proclame,
Car l’esprit seul éclaire peu,
Et souvent le cœur d’une femme
Est l’explication de Dieu !
 
*
* *
 
Ainsi je rêve, ainsi je songe,
Tandis qu’aux yeux des matelots
La nuit sombre à chaque instant plonge
Des groupes d’astres dans les flots !
 
Moi, que Dieu tient sous son empire,
J’admire, humble et religieux,
Et par tous les pores j’aspire
Ce spectacle prodigieux !
 
Entre l’onde, des vents bercée,
Et le ciel, gouffre éblouissant,
Toujours, pour l’œil de la pensée,
Quelque chose monte ou descend.
 
Goutte d’eau pure ou jet de flamme,
Ce verbe intime et non écrit
Vient se condenser dans mon âme
Ou resplendir dans mon esprit ;
 
Et l’idée à mon cœur sans voile,
A travers la vague ou l’éther,
Du fond des cieux arrive étoile,
Ou perle du fond de la mer !

"Les rayons et les ombres (1840)"
Le 25 août 1839.

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