Théophile Gautier

Me voilà revenu de ce voyage

Me voilà revenu de ce voyage sombre,
Où l’on n’a pour flambeaux et pour astre dans l’ombre
Que les yeux du hibou ;
Comme, après tout un jour de labourage, un buffle
S’en retourne à pas lents, morne et baissant le mufle,
Je vais ployant le cou.
 
Me voilà revenu du pays des fantômes,
Mais je conserve encor, loin des muets royaumes
Le teint pâle des morts.
Mon vêtement, pareil au crêpe funéraire
Sur une urne jeté, de mon dos jusqu’à terre
Pend au long de mon corps.
 
Je sors d’entre les mains d’une mort plus avare
Que celle qui veillait au tombeau de Lazare ;
Elle garde son bien :
Elle lâche le corps, mais elle retient l’âme ;
Elle rend le flambeau, mais elle éteint la flamme,
Et Christ n’y pourrait rien.
 
Je ne suis plus, hélas ! Que l’ombre de moi-même,
Que la tombe vivante où gît tout ce que j’aime,
Et je me survis seul ;
Je promène avec moi les dépouilles glacées
De mes illusions, charmantes trépassées
Dont je suis le linceul.
 
Je suis trop jeune encor, je veux aimer et vivre,
Ô mort... et je ne puis me résoudre à te suivre
Dans le sombre chemin ;
Je n’ai pas eu le temps de bâtir la colonne
Où la gloire viendra suspendre ma couronne ;
Ô mort, reviens demain !
 
Vierge aux beaux seins d’albâtre, épargne ton poète,
Souviens-toi que c’est moi, qui le premier, t’ai faite
Plus belle que le jour ;
J’ai changé ton teint vert en pâleur diaphane,
Sous de beaux cheveux noirs j’ai caché ton vieux crâne,
Et je t’ai fait la cour.
 
Laisse-moi vivre encor, je dirai tes louanges ;
Pour orner tes palais, je sculpterai des anges,
Je forgerai des croix ;
Je ferai, dans l’église et dans le cimetière,
Fondre le marbre en pleurs et se plaindre la pierre
Comme au tombeau des rois !
 
Je te consacrerai mes chansons les plus belles :
Pour toi j’aurai toujours des bouquets d’immortelles
Et des fleurs sans parfum.
J’ai planté mon jardin, ô mort, avec tes arbres ;
L’if, le buis, le cyprès y croisent sur les marbres
Leurs rameaux d’un vert brun.
 
J’ai dit aux belles fleurs, doux honneur du parterre,
Au lis majestueux ouvrant son blanc cratère,
À la tulipe d’or,
À la rose de mai que le rossignol aime,
J’ai dit au dahlia, j’ai dit au chrysanthème,
À bien d’autres encor :
 
Ne croissez pas ici ! Cherchez une autre terre,
Frais amours du printemps ; pour ce jardin austère
Votre éclat est trop vif ;
Le houx vous blesserait de ses pointes aiguës,
Et vous boiriez dans l’air le poison des ciguës,
L’odeur âcre de l’if.
 
Ne m’abandonne pas, ô ma mère, ô nature,
Tu dois une jeunesse à toute créature,
À toute âme un amour ;
Je suis jeune et je sens le froid de la vieillesse,
Je ne puis rien aimer. Je veux une jeunesse,
N’eût-elle qu’un seul jour !

La comédie de la mort (1838)

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