Théophile Gautier

Après le bal

Adieu, puisqu’il le faut ; adieu, belle nuit blanche,
Nuit d’argent, plus sereine et plus douce qu’un jour !
Ton page noir est là, qui, le poing sur la hanche,
Tient ton cheval en bride et t’attend dans la cour.
 
Aurora, dans le ciel que brunissaient tes voiles,
Entrouvre ses rideaux avec ses doigts rosés ;
O nuit, sous ton manteau tout parsemé d’étoiles,
Cache tes bras de nacre au vent froid exposés.
 
Le bal s’en va finir. Renouez, heures brunes,
Sur vos fronts parfumés vos longs cheveux de jais,
N’entendez-vous pas l’aube aux rumeurs importunes,
Qui halète à la porte et souffle son air frais.
 
Le bal est enterré. Cavaliers et danseuses,
Sur la tombe du bal, jetez à pleines mains
Vos colliers défilés, vos parures soyeuses,
Vos dahlias flétris et vos pâles jasmins.
 
Maintenant c’est le jour. La veille après le rêve ;
La prose après les vers : c’est le vide et l’ennui ;
C’est une bulle encore qui dans les mains nous crève,
C’est le plus triste jour de tous ; c’est aujourd’hui.
 
Ô Temps ! Que nous voulons tuer et qui nous tues,
Vieux porte-faux, pourquoi vas-tu traînant le pied,
D’un pas lourd et boiteux, comme vont les tortues,
Quand sur nos fronts blêmis le spleen anglais s’assied.
 
Et lorsque le bonheur nous chante sa fanfare,
Vieillard malicieux, dis-moi, pourquoi cours-tu
Comme devant les chiens court un cerf qui s’effare,
Comme un cheval que fouille un éperon pointu ?
 
Hier, j’étais heureux. J’étais. Mot doux et triste !
Le bonheur est l’éclair qui fuit sans revenir.
Hélas ! Et pour ne pas oublier qu’il existe,
Il le faut embaumer avec le souvenir.
 
J’étais. Je ne suis plus. Toute la vie humaine
Résumée en deux mots, de l’onde et puis du vent.
Mon Dieu ! N’est-il donc pas de chemin qui ramène
Au bonheur d’autrefois regretté si souvent.
 
Derrière nous le sol se crevasse et s’effondre.
Nul ne peut retourner. Comme un maigre troupeau
Que l’on mène au boucher, ne pouvant plus le tondre,
La vieille Mob nous pousse à grand train au tombeau.
 
Certes, en mes jeunes ans, plus d’un bal doit éclore,
Plein d’or et de flambeaux, de parfums et de bruit,
Et mon cœur effeuillé peut refleurir encore ;
Mais ce ne sera pas mon bal de l’autre nuit.
 
Car j’étais avec toi. Tous deux seuls dans la foule,
Nous faisant dans notre âme une chaste Oasis,
Et, comme deux enfants au bord d’une eau qui coule,
Voyant onder le bal, l’un contre l’autre assis.
 
Je ne pouvais savoir, sous le satin du masque,
De quelle passion ta figure vivait,
Et ma pensée, au vol amoureux et fantasque,
Réalisait, en toi, tout ce qu’elle rêvait.
 
Je nuançais ton front des pâleurs de l’agate,
Je posais sur ta bouche un sourire charmant,
Et sur ta joue en fleur, la pourpre délicate
Qu’en s’envolant au ciel laisse un baiser d’amant.
 
Et peut-être qu’au fond de ta noire prunelle,
Une larme brillait au lieu d’éclair joyeux,
Et, comme sous la terre une onde qui ruisselle,
S’écoulait sous le masque invisible à mes yeux.
 
Peut-être que l’ennui tordait ta lèvre aride,
Et que chaque baiser avait mis sur ta peau,
Au lieu de marque rose, une tache livide
Comme on en voit aux corps qui sont dans le tombeau.
 
Car si la face humaine est difficile à lire,
Si déjà le front nu ment à la passion,
Qu’est-ce donc, quand le masque est double ? Comment dire
Si vraiment la pensée est sœur de l’action ?
 
Et cependant, malgré cette pensée amère,
Tu m’as laissé, cher bal, un souvenir charmant ;
Jamais rêve d’été, jamais blonde chimère,
Ne m’ont entre leurs bras bercé plus mollement.
 
Je crois entendre encore tes rumeurs étouffées,
Et voir devant mes yeux, sous ta blanche lueur,
Comme au sortir du bain, les péris et les fées,
Luire des seins d’argent et des cols en sueur.
 
Et je sens sur ma bouche une amoureuse haleine,
Passer et repasser comme une aile d’oiseau,
Plus suave en odeur que n’est la marjolaine
Ou le muguet des bois, au temps du renouveau.
 
Ô nuit ! Aimable nuit ! Sœur de Luna la blonde,
Je ne veux plus servir qu’une déesse au ciel,
Endormeuse des maux et des soucis du monde,
J’apporte à ta chapelle un pavot et du miel.
 
Nuit, mère des festins, mère de l’allégresse,
Toi qui prêtes le pan de ton voile à l’amour,
Fais-moi, sous ton manteau, voir encore ma maîtresse,
Et je brise l’autel d’Apollo, dieu du jour.

La comédie de la mort (1838)

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