Sully Prudhomme

Mars

En mars, quand s’achève l’hiver,
Que la campagne renaissante
Ressemble à la convalescente
Dont le premier sourire est cher ;
 
Quand l’azur, tout frileux encore,
Est de neige éparse mêlé,
Et que midi, frais et voilé,
Revêt une blancheur d’aurore ;
 
Quand l’air doux dissout la torpeur
Des eaux qui se changeaient en marbres ;
Quand la feuille aux pointes des arbres
Suspend une verte vapeur ;
 
Et quand la femme est deux fois belle,
Belle de la candeur du jour,
Et du réveil de notre amour
Où sa pudeur se renouvelle,
 
Oh ! Ne devrais-je pas saisir
Dans leur vol ces rares journées
Qui sont les matins des années
Et la jeunesse du désir ?
 
Mais je les goûte avec tristesse ;
Tel un hibou, quand l’aube luit,
Roulant ses grands yeux pleins de nuit,
Craint la lumière qui les blesse,
 
Tel, sortant du deuil hivernal,
J’ouvre de grands yeux encore ivres
Du songe obscur et vain des livres,
Et la nature me fait mal.

Les solitudes (1869)

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