Sully Prudhomme

La reine au bal

Oui, je sais qu’elle est la plus belle,
La reine du bal, je le sais ;
Mais je suis un vaincu rebelle,
Je ne la servirai jamais.
 
Que pour la contempler en face,
Patient, j’attende mon tour,
Et qu’humblement je prenne place
Au long défilé de sa cour !
 
Qu’après mille autres je murmure
Mon hommage à sa royauté,
Quelque fadeur, inepte injure
Du désir lâche à la beauté !
 
Que pour ramasser une rose
Tombée à terre de son front,
Je me précipite, et m’expose
À ne pas être le plus prompt !
 
Que de son sourire suprême
J’épie et dérobe ma part,
Et me vienne poster moi-même
Sur le trajet de son regard !
 
Que de sa chevelure blonde
J’aspire le banal parfum
Qui s’exhale pour tout le monde
Et ne fut choisi pour aucun !
 
Sentir dans mes bras, à la danse,
L’abandon, menteuse douceur,
Qu’inspire aux vierges la cadence,
Non la tendresse du valseur,
 
Pour qu’ensuite ce premier rêve,
Qui n’est encor qu’un vague émoi,
Commencé sur mon cœur, s’achève
Au gré d’un plus hardi que moi !
 
Jamais ! Non, dans cette lumière,
Devant tous, tu n’auras jamais,
Reine, l’aveu d’une âme fière,
Et la mienne est sauvage ; mais...
 
Si tu veux savoir que je t’aime,
Qu’en te bravant, j’ai succombé,
Après le bal, cette nuit même,
Quand ton sceptre sera tombé ;
 
À l’heure où, fermant la paupière,
Sur ton lit tu te jetteras,
De peur de manquer ta prière,
Assoupie en croisant les bras ;
 
Où, satisfaite de ta gloire,
Mais trop lasse pour en jouir,
Tu laisseras dans ta mémoire
La fête au loin s’évanouir ;
 
Tandis qu’aux vitres de la chambre,
Par un ciel morne et ténébreux,
Couleront les pleurs de décembre,
Pareils aux pleurs des malheureux,
 
Fais ce songe : que je m’arrête,
La face au vent, les pieds dans l’eau,
Pour chercher l’ombre de ta tête
Sur la blancheur de ton rideau.

Les solitudes (1869)

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