Sully Prudhomme

La Mémoire

                         I.
 
Ô Mémoire, qui joins à l’heure
La chaîne des temps révolus,
Je t’admire, étrange demeure
Des formes qui n’existent plus !
 
En vain tombèrent les grands hommes
Aux fronts pensifs ou belliqueux :
Ils se lèvent quand tu les nommes,
Et nous conversons avec eux ;
 
Et, si tu permets ce colloque
Avec les plus altiers esprits,
Tu permets aussi qu’on évoque
Les cœurs humbles qu’on a chéris.
 
Le présent n’est qu’un feu de joie
Qui s’écroule à peine amassé,
Mais tu peux faire qu’il flamboie
Des mille fêtes du passé ;
 
Le présent n’est qu’un cri d’angoisse
Qui s’éteint à peine poussé,
Mais tu peux faire qu’il s’accroisse
Ce tous les sanglots du passé ;
 
L’être des morts n’est plus visible,
Mais tu donnes au trépassé
Une vie incompréhensible,
Présent que tu fais d’un passé !
 
Quelle existence ai-je rendue
À mon père en me souvenant ?
Quelle est donc en moi l’étendue
Où s’agite ce revenant ?
 
Un sort différent nous sépare :
Comment peux-tu nous réunir,
À travers le mur qui nous barre
Le passé comme l’avenir ?
 
Qui des deux force la barrière ?
Me rejoint-il, ou vais-je à lui ?
Je ne peux pas vivre en arrière,
Il ne peut revivre aujourd’hui !
 
                         II.
 
Ô souvenir, l’âme renonce,
Effrayée, à te concevoir ;
Mais, jusqu’où ton regard s’enfonce,
Au chaos des ans j’irai voir ;
 
Parmi les gisantes ruines,
Les bibles au feuillet noirci,
Je m’instruirai des origines,
Des pas que j’ai faits jusqu’ici.
 
Devant moi la vie inquiète
Marche en levant sa lampe d’or,
Et j’avance en tournant la tête
Le long d’un sombre corridor.
 
D’où vient cette folle ? où va-t-elle ?
Son tremblant et pâle flambeau
N’éclaire ma route éternelle
Que du berceau vide au tombeau.
 
Mais j’étais autrefois ! Mon être
Ne peut commencer ni finir.
Ce que j’étais avant de naître,
N’en sais-tu rien, ô souvenir ?
 
Rassemble bien toutes tes forces
Et demande aux âges confus
Combien j’ai dépouillé d’écorces
Et combien de soleils j’ai vus !
 
Ah ! tu t’obstines à te taire,
Ton œil rêveur, clos à demi,
Ne suit point par delà la terre
Ma racine dans l’infini.
 
Cherchant en vain mes destinées,
Mon origine qui me fuit,
De la chaîne de mes années
Je sens les deux bouts dans la nuit.
 
L’histoire, passante oublieuse,
Ne m’a pas appris d’où je sors,
Et la terre silencieuse
N’a jamais dit où vont les morts.

Stances et poèmes (1865)

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