Sophie d'Arbouville

La Gitana

                               Élégie.
 
 
J’ai mendié seize ans le pain de chaque jour,
Ce pain noir, accordé, refusé tour à tour ;
Je bois l’eau du torrent, je couche sur la terre ;
Sur le bord d’un chemin j’ai vu mourir ma mère !
Et seule désormais, au loin portant mes pas,
Je souris à la foule et je pleure tout bas.
 
Je poursuis en tous lieux ma course vagabonde,
Avançant au hasard, je traverse le monde.
—C’est que, dans l’univers, nul pays n’est le mien ;
C’est que j’erre ici-bas, sans amis, sans lien.
Dieu me déshérita dans le commun partage
Des biens qu’il donne à tous pour les jours du voyage ;
Je n’ai reçu du ciel, depuis mes jeunes ans,
Que ma place au soleil, comme la fleur des champs !
Pour nous deux au printemps s’arrêtera la vie,
L’hiver est loin encore... et je tombe flétrie !
 
Dans ma peuplade errante on citait ma beauté,
Mais pour moi, parmi vous, nul cœur n’a palpité ;
Aux yeux des hommes blancs, je ne puis être belle :
Je ressemble à la nuit, je suis sombre comme elle.
Mon âme est à jamais vouée à la douleur,
Et je n’ai des heureux pas même la couleur !...
Si j’ose quelquefois approcher de leur fête,
C’est qu’aux pieds des passants je viens courber ma tête,
Je viens tendre vers eux une tremblante main ;
Je demande le soir le pain du lendemain,
Et quand, sur les pavés, une légère aumône
Retentit en glissant de la main qui la donne,
Je pars—sûre du moins d’un jour pour avenir !
Puis, lorsqu’à l’horizon la lune va venir,
Comme l’oiseau courbant sa tête sous son aile,
J’attends auprès de lui l’heure où son chant m’appelle.
Si de ma vie, hélas ! je remonte le cours,
Pas un seul souvenir ne marque un de mes jours...
 
Qu’ai-je dit !—Au milieu des ennuis que je pleure,
Le passé m’a laissé le souvenir... d’une heure !
Triste et rapide éclair d’un seul instant d’espoir,
Qui laissait en fuyant le ciel encor plus noir.
J’aimai !... croyant l’amour une divine aumône,
Que Dieu réserve à ceux que le monde abandonne !
 
C’était un soir, je crois, que passant par hasard,
Il arrêta sur moi son triste et doux regard.
« Ce ciel brûlant, » dit-il, « annonce la tempête ;
« Va chercher, jeune fille, un abri pour ta tête. »
Sa main en se baissant s’approcha de mes mains...
Et je ne souffris plus des maux qu’il avait plaints !
—Depuis lors, chaque jour, j’allais, sur son passage,
Attendre son regard. À ce muet langage
Tout mon cœur répondait, et ce cœur isolé
Se trouvait, d’un sourire, heureux et consolé !
Je fuyais devant lui ; pour mon sort plein d’alarmes,
Je craignais son argent, ne voulant que ses larmes.
Sans doute, il l’a compris ; par un léger effort,
Un jour, il prit ma main sans y laisser de l’or !
Il la serra.—Voilà, pour le cours de ma vie,
La somme de bonheur que Dieu m’a répartie.
 
Un soir, près d’une femme, il marchait, parlait bas ;
J’attendis son regard.... son regard ne vint pas !...
 
J’ai repris, depuis lors, ma course monotone ;
Mais le sol est jonché des feuilles de l’automne ;
Comme elles, m’inclinant sous le souffle de l’air,
Sur l’herbe du coteau, je tombe avant l’hiver !

Poésies et nouvelles (1840)

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