Paul Verlaine

Nous sommes bien faits

Nous sommes bien faits l’un pour l’autre ;
Pourtant quand tu me rencontreras
Menant mes derniers embarras
D’homme grave et de bon apôtre,
Ruine encore de chrétien,
Philosophe déjà païen,
 
Lourd de doctrine et de scrupule,
(Le tout un peu décomposé)
Mais au fond très bien disposé
Pour la popine et la crapule,
En un mot, sot entre les sots
De cette sorte de puceaux,
 
T’eus quelque mal à la conquête,
—Et par ce mot que j’ai voulu
J’entends ton triomphe absolu,—
Sinon de mon cœur, de ma tête ;
Je ne parle pas de mon corps
Vaincu dès les primes abords.
 
Mais comme nous sympathisâmes
Dès nos esprits mis en rapport
Et dès lors quel parfait accord
Entre ces luronnes, nos deux âmes,
Ces luronnes et nos lurons
D’esprits tout carrés et tout ronds !
 
Toi simple encor, que compliquée,
Et moi naïf aux cents replis,
Notre expérience des lits
Et noire ignorance marquée
En fait de sentiment subtil,
Tout ce nous rendait que gentil
 
L’un à l’autre ! en dépit, par crises,
De colères bien vite au trot,
D’humeurs noires, roses bientôt,
Et, mon Dieu, d’un tas de sottises
Qu’on réparait, pour t’apaiser
Madame et Monsieur, d’un baiser !
 
C’est de persévérer, petite !
C’est, chère, de continuer,
Quittes à parfois nous tuer
Pour nous ressusciter ensuite,
C’est de rester à deux, vraiment,
Bon cœur et mauvais garnement.

"Odes en son honneur (1893)"

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