Paul Verlaine

Écrit en 1875

J’ai naguère habité le meilleur des châteaux
Dans le plus fin pays d’eau vive et de coteaux :
Quatre tours s’élevaient sur le front d’autant d’ailes,
Et j’ai longtemps, longtemps habité l’une d’elles.
Le mur, étant de brique extérieurement,
Luisait rouge au soleil de ce site dormant,
Mais un lait de chaux, clair comme une aube qui pleure,
Tendait légèrement la voûte intérieure.
Ô diane des yeux qui vont parler au cœur,
Ô réveil pour les sens éperdus de langueur,
Gloire des fronts d’aïeuls, orgueil jeune des branches,
Innocence et fierté des choses, couleurs blanches !
Parmi des escaliers en vrille, tout aciers
Et cuivres, luxes brefs encore émaciés,
Cette blancheur bleuâtre et si douce, à m’en croire,
Que relevait un peu la longue plinthe noire,
S’emplissait tout le jour de silence et d’air pur
Pour que la nuit y vînt rêver de pâle azur.
Une chambre bien close, une table, une chaise,
Un lit strict où l’on pût dormir juste à son aise,
Du jour suffisamment et de l’espace assez,
Tel fut mon lot durant les longs mois là passés,
Et je n’ai jamais plaint ni les mois ni l’espace,
Ni le reste, et du point de vue où je me place,
Maintenant que voici le monde de retour,
Ah vraiment, j’ai regret aux deux ans dans la tour !
Car c’était bien la paix réelle et respectable,
Ce lit dur, cette chaise unique et cette table,
La paix où l’on aspire alors qu’on est bien soi,
Cette chambre aux murs blancs, ce rayon sobre et coi,
Qui glissait lentement en teintes apaisées,
Au lieu de ce grand jour diffus de vos croisées.
Car à quoi bon le vain appareil et l’ennui
Du plaisir, à la fin, quand le malheur a lui,
(Et le malheur est bien un trésor qu’on déterre)
Et pourquoi cet effroi de rester solitaire
Qui pique le troupeau des hommes d’à présent,
Comme si leur commerce était bien suffisant ?
Questions ! Donc j’étais heureux avec ma vie,
Reconnaissant de biens que nul, certes, n’envie.
(Ô fraîcheur de sentir qu’on n’a pas de jaloux !
Ô bonté d’être cru plus malheureux que tous !)
Je partageais les jours de cette solitude
Entre ces deux bienfaits, la prière et l’étude,
Que délassait un peu de travail manuel.
Ainsi les Saints ! J’avais aussi ma part de ciel,
Surtout quand, revenant au jour, si proche encore,
Où j’étais ce mauvais sans plus qui s’édulcore
En la luxure lâche aux farces sans pardon,
Je pouvais supputer tout le prix de ce don :
N’être plus là, parmi les choses de la foule,
S’y dépensant, plutôt dupe, pierre qui roule,
Mais de fait un complice à tous ces noirs péchés,
N’être plus là, compter au rang des cœurs cachés,
Des cœurs discrets que Dieu fait siens dans le silence,
Sentir qu’on grandit bon et sage, et qu’on s’élance
Du plus bas au plus haut en essors bien réglés,
Humble, prudent, béni, la croissance des blés !
D’ailleurs nuls soins gênants, nulle démarche à faire.
Deux fois le jour ou trois, un serviteur sévère
Apportait mes repas et repartait muet.
Nul bruit. Rien dans la tour jamais ne remuait
Qu’une horloge au cœur clair qui battait à coups larges.
C’était la liberté (la seule !) sans ses charges,
C’était la dignité dans la sécurité !
Ô lieu presque aussitôt regretté que quitté,
Château, château magique où mon âme s’est faite,
Frais séjour où se vint apaiser la tempête
De ma raison allant à vau-l’eau dans mon sang,
Château, château qui luis tout rouge et dors tout blanc,
Comme un bon fruit de qui le goût est sur mes lèvres
Et désaltère encor l’arrière-soif des fièvres,
Ô sois béni, château d’où me voilà sorti
Prêt à la vie, armé de douceur et nanti
De la Foi, pain et sel et manteau pour la route
Si déserte, si rude et si longue, sans doute,
Par laquelle il faut tendre aux innocents sommets.
Et soit aimé l’Auteur de la Grâce, à jamais !

Amour (1888)

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