Paul Claudel

Derrière eux

On se réunira derrière eux.
LE CURÉ d’ARS

Le sang injustement répandu est long à pénétrer dans la terre.
C’est la rosée des cieux innocente qui est pour elle et la large pluie salutaire
Qui ressort en moissons plantureuses, fourrage et blé, orgueil de la Hesbaye et du Brabant.
Plus douce encore à ses veines toutefois quand il vient s’y mêler, s’il faut du sang,
L’âme rouge dans elle de ses fils et la libation comme du lait et comme du vin
Du soldat qui pour la défendre est tombé, les armes à la main !
Solennelle donation, définitif amour dans le labour et dans l’éteule,
 
Glaise réhumectée de l’antique Adam par quoi la terre et l’homme redeviennent comme un seul !
Mais cette conscription et le marquage à la craie comme des bêtes, pour la mort, des enfants, des femmes et des vieillards,
Cet entassement pêle-mêle dans un coin, et tout à coup écumeuse, et toute chaude encore de vie, et fumante par tous les échenaux de l’abattoir,
Comme la grappe sous le madrier, cette sortie impétueuse du sang noir,
Cette vendange affreuse dont on la barbouille et qu’on lui fait boire de force,
Sont des choses dont la terre a horreur, et une œuvre au rebours d’elle-même, et l’amorce
De cette coupe lentement dans son cœur qui remonte vers vous, meurtriers, plus profonde et plus large que votre soif !
Vous qui l’avez ensemencée, oubliez-vous qu’elle conçoit ?
Comme il faut la macération de tout l’hiver et la pensée de trois saisons
Pour que le grain longuement médité germe et pousse et s’atteste épi, promesse d’une centuple moisson,
Tel, et plus vous avez enseveli la semence et plus vous l’avez piétinée,
L’incoercible fruit qui sort du ventre des assassinés !
Roule, fusillade, jour et nuit ! feu de vos pièces toutes à la fois ! tonnez, canons allemands !
Que le coup du mortier de quatre cent vingt vers le ciel dans une montagne noire de fumée se décharge comme un volcan !
À travers le continuel assaut et la continuelle résistance,
Troupes marquées pour ne plus revenir, vous n’arriverez pas à détruire le silence,
Vous n’arriverez pas à remplacer dans vos cœurs cette voix à jamais qui s’est tue,
La bouche sans pardon de ceux que vous avez tués et qui ne parleront plus !
Retranche-toi, peuple assiégé ! étends tes impassables réseaux de fil de fer !
Fossoyeurs de vos propres bataillons, sans relâche faites votre fosse dans la terre !
Ce qui tape jour et nuit dans vos rangs, ce qui sonne joyeusement en face n’est pas tout !
Il y a une grande armée sans aucun bruit qui se rassemble derrière vous !
Depuis Louvain jusqu’à Réthel, depuis Termonde jusques à Nomény,
Il y a de la terre mal tassée qui s’agite et une grande tache noire qui s’élargit !
Il y a une frontière derrière vous qui se referme plus infranchissable que le Rhin !
Écoute, peuple qui es parmi les autres peuples comme Caïn !
Entends les morts dans ton dos qui revivent, et dans la nuit derrière toi pleine de Dieu,
Le souffle de la résurrection qui passe sur ton crime populeux !
Peuple de sauterelles mangeur d’hommes, le temps vient que tu seras forcé de reculer !
Le vestige que tu as fait dans le sang, pas à pas le temps vient que tu vas y repasser !
Viens avec nous, peuple casqué. Il y a trop de choses entre toi et nous à jamais pour nous en dessaisir !
 
Nous te tenons donc à la fin, objet de notre long désir !
Voici le fleuve sans gué de la Justice, voici les bras des innocents autour de toi inextricables comme des ronces !
Ressens la terre sous tes pieds pleine de morts qui est molle et qui enfonce !

"Trois poëmes de guerre"
Juin 1915

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